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La CitГ© RavagГ©e
Scott Kaelen






la TAPISSERIE VERRAGOSLA CITÉ RAVAGÉEScott Kaelen 2019







La CitГ© RavagГ©e В© 2019 Scott Kaelen La Tapisserie Verragos В© 2019 Scott Kaelen Traduit par Fabienne Ranjalahy Snow PubliГ© par TekTime Tous droits rГ©servГ©s

Le droit de Scott Kaelen Г  ГЄtre identifiГ© comme l'auteur de cette Е“uvre a Г©tГ© dГ©posГ© par ses soins conformГ©ment Г  la Loi 1988 sur les droits d'auteur, les productions, modГЁles et brevets.

La CitГ© RavagГ©e est une Е“uvre de fiction. Tous les personnages, Г©vГ©nements et lieux sont fictifs. Toute similitude avec des personnes, des Г©vГ©nements ou des lieux rГ©els est fortuite.

ГЂ Electa


Bio de l'auteur

Scott Kaelen est un auteur fantastique, de science-fiction, d'horreur et de poГ©sie. La CitГ©RavagГ©e est son premier roman. Ses diffГ©rents domaines d'intГ©rГЄts sont l'Г©tymologie, la psychologie, la Terre Г  l'Г©poque prГ©historique, l'univers, lire et regarder des Е“uvres de science-fiction, de fantaisie et d'horreur. Ses Г©missions de science-fiction prГ©fГ©rГ©es sont Stargate, Farscape, Star Trek et Red Dwarf.

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DГ©jГ  parus :La Tapisserie Verragos Night of the Taking (2015) La CitГ© RavagГ©e (2019)


Note au Lecteur

Merci d'avoir choisi La CitГ© RavagГ©e. J'espГЁre que vous aurez autant de plaisir Г  le lire que j'en ai eu Г  l'Г©crire. Si c'est le cas, merci de penser Г  laisser un commentaire sur Amazon, Goodreads, etc. Le meilleur cadeau qu'un lecteur puisse faire Г  un auteur n'est pas tant l'achat et la lecture de son Е“uvre (peu probable que nous en ayons connaissance) que le partage en public de son expГ©rience de lecture. Dans cette perspective, si votre expГ©rience de La CitГ© RavagГ©e a Г©tГ© plaisante, merci de consacrer quelques minutes de votre temps pour en faire part. Ce partage est ce qui nous motive en tant qu'auteurs Г  Г©crire et nous donne l'envie de produire le prochain livre.

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Scott Kaelen


La terre d'Himaera a beaucoup appris depuis l'Époque des Rois, le plus important étant le prix de la cupidité et de l'ambition. Défier les dieux, c'est provoquer leur colère. La colère de Morta'Valsana s'abattit sur le Roi Mallak Ammenfar de Lachyla, maudissant l'ambitieux monarque et ses dévoués sujets. Pour l'éternité, le nom de Mallak fut synonyme d'avarice et d'excès et la ville de Lachyla ne fut plus connue que sous le nom de La Cité Ravagée. C'était un petit point sur la terre d'Himaera, depuis devenu l’éternel souvenir de la colère de la déesse. Un endroit à éviter coûte que coûte…

In Codex des Temps, Vol. IV

"La mort guГ©rit toute maladie transmise par des choses mortes."


QuatriГЁme Г€re, l'an 693, Saison de Vur TroisiГЁme semaine de Banaeloch

Chapitre Un

Le Contrat Chiddari






L’épreuve touche à sa fin. Cette pensée remplit Maros d'un honteux sentiment de triomphe alors qu'il contemplait son dernier défi. Au bout de la clairière, les fenêtres fermées du cottage lui offrait au regard un désintérêt prodigieux.

"Encore une centaine de mГЁtres. Allez, secoue-toi," s'exhorta-t-il. Il planta ses bГ©quilles dans le sol et une fulgurante douleur lui traversa la jambe. Serrant des dents, il s'engagea dans la clairiГЁre. Peu Г  peu, Maros finit par couvrir la distance qui le sГ©parait du cottage, avec force grognements et autres invectives tout le reste du chemin.

"J'aurais dГ» envoyer un coursier," souffla-t-il. "Il y a encore un an, j'aurais pu faire Г§a en moins d'un quart de tout ce temps et livrer combat tout de suite aprГЁs. Maintenant ?" Il aboya un rire ironique. Suant comme un cochon.

D'une grande enjambée, il parvint au bout de son chemin et étouffa un rugissement de jubilation. Son visage n'était qu'un masque de sueur, des rigoles s'écoulant jusqu'au sol poussiéreux baigné de soleil, vite asséchées sous le soleil de midi. Devant la porte, pour se donner une contenance, d'un regard en coin il surveilla le hameau en forme de croissant et au bout duquel une femme d'âge moyen était occupée à étendre son linge tout en le scrutant par-dessus les draps. Il dirigea son regard vers deux jeunes filles au milieu de la clairière. Sentant le regard perçant de Maros, elles cessèrent leur jeu de saute-mouton et le dévisagèrent avec une horreur non feinte. Il leur fit un grand sourire et celles-ci s'enfuirent vers la forêt toute proche.

Il secoua la tête. Les gens du hameau de Balen quittaient rarement leur pittoresque petit microcosme. Ils n'avaient pas l'habitude de voir quoi que ce soit qui sorte de l'ordinaire. La femme le prenait sans aucun doute pour un monstre de la nature ou, pire encore, une créature à plaindre, maudite par les dieux. Sa jambe estropiée n'arrangeait pas les choses. S'ils avaient jamais entendu parler de Maros la Montagne, ils ne le reconnaîtraient certainement pas dans cette créature épuisée, mi-homme, mi-jötunn à la porte du cottage l'homme dont on chuchote dans ces contes. Sa réputation appartenait au passé. Aujourd'hui, il était à peine plus qu'un gratte-papier gigantesque.

De son avant-bras, il s'essuya le front et frappa à la porte des jointures de ses doigts. Des bruits étouffés de pieds traînant au sol se firent entendre et la porte s'ouvrit sur une femme vieille et décharnée. Un regard embué, au milieu d’un visage austère marqué de rides, le dévisagea. Elle le regarda des pieds à la tête, le sourcil froncé à la vue de ses béquilles et de sa veste trempée de sueur.

"Je suppose que le boucan que j'ai entendu d'ici, c'Г©tait vous ?" dit-elle. "On aurait pu croire que l'on abattait un bЕ“uf. Par Verragos, qu'Г©tiez-vous en train de faire ?"

"Je..." Г‰touffant un soupir, Maros dГ©signa d'un geste vague le sentier au creux des bois derriГЁre lui. Bravo ! Montre Г  la vieille dame comment tu sais traverser un terrain plat et dГ©gagГ©. Comme Г§a, tu peux ГЄtre sГ»r de l'impressionner.

"Hmmm... peu importe. Je dois dire que je n'en ai pas vu beaucoup de votre genre depuis des dizaines d'annГ©es."

Il fronça les sourcils. "De mon genre comment ? Un homme ? Un infirme ?"

"Un sang-mГЄlГ©." Ses yeux chassieux se rГ©trГ©cirent, ne laissant que deux fentes. "Eh bien, que voulez-vous ? Je n'ai pas toute la journГ©e."

"Je... euh..." Il se racla la gorge. "Un plaisir de faire votre connaissance. Maros. Officier des Sabreurs de la Folie de l'Aulne. Puis-je parler Г  Cela, euh..." Il farfouilla dans la poche de sa veste et en retira une feuille de papier moite de sueur et la porta Г  son visage. "Cela Chiddari ?"

"Vous pouvez. Officier, vous dites ? MГ©moriser les noms de famille n'est votre fort, on dirait ? Hmmm. Eh bien, puisqu'ils m'ont dГ©pГЄchГ© le plus haut gradГ©, je suppose que je devrais me sentir honorГ©e."

Le plus haut gradé s'est dépêché lui-même, vieille cinglée. Maros s'efforça d’offrir un sourire sympathique. "Je suis sûr que tout le plaisir est pour moi."

"Permettez-moi de vous remercier d'avoir rГ©pondu Г  ma convocation. Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas du tout en Г©tat de faire toute la route jusqu'Г  la Folie."

Convocation ? Son sourire s'effaça. "Je ne fais pas dans les visites à domicile en personne mais quand j'ai lu votre lettre portée par le courrier, je me suis préparé à faire une exception."

"Je n'en doute pas." Cela lança un regard au-delà de la porte vers la maison de son voisin, de l'autre côté du croissant. "Vous feriez mieux d'entrer, jeune homme," murmura-t-elle, tout en reculant vers l'intérieur de la lugubre maison. "Notre discussion n'est pas destinée aux oreilles indiscrètes."

Maros se pencha plus bas sur ses bГ©quilles et franchit le seuil. Il referma la porte d'un coup de talon et plissa des yeux, la piГЁce Г©tant plongГ©e dans l'obscuritГ©. Quelques minces rais de lumiГЁre filtraient entre les volets fermГ©s. Une vieille odeur de moisi flotta jusqu'Г  ses narines. Il Г©touffa une quinte de toux et regarda la vieille femme squelettique s'installer dans le fauteuil Г  cГґtГ© du foyer vide. Alors qu'elle ajustait sa posture pour ГЄtre assise bien droite, il l'imagina tomber sur le tapis en un poussiГ©reux tas d'os.

"Prenez donc un siГЁge, sabreur." Elle fit un geste vague de la main. "LГ  oГ№ bon vous semble."

Maros balaya les sombres amas de meubles du regard, Г  la recherche de ce qui pouvait faire office de siГЁge assez solide, puis boita jusqu'Г  un banc adossГ© au mur opposГ© Г  la cheminГ©e. Il s'y assit lentement, Г©touffant un soupir tandis que les douleurs de sa jambe diminuaient.

"J'ai entendu dire que vous faites tourner la taverne d'Alderby Г  sa place," dit Cela sur le ton de la conversation.

"En effet."

"Vous ГЄtes Г  la tГЄte d'une guilde et d'une taverne. Г‡a fait beaucoup Г  gГ©rer."

"Non, pas pour moi. Pour ГЄtre honnГЄte, c'Г©tait une aubaine que le vieil Alderby meure si peu de temps aprГЁs mon... accident." Maros posa sa main sur son genou. "C'Г©tait triste, pourtant. La taverne avait toujours eu l'un ou l'autre Alderby Г  la barre."

"C'est ce que j'ai cru comprendre. Bien, parlons peu, parlons bien." Les yeux de Cela n'Г©taient plus que des reflets dans l'obscuritГ©. Un mince sourire traversa son visage flГ©tri. "Parlons affaires."

"Oui, parlons affaires. MГЄme la banque de Brancosi lГЁverait le sourcil devant le montant de la prime que vous offrez. Sans vouloir vous offenser, Madame, quand je regarde ce cottage, je ne trouve rien ici qui vaille cinq cents piГЁces d'argent."

"Vous auriez raison, si c'Г©tait ma maison que je mettais Г  prix. Vous aurez vos piГЁces d'argent, sabreur, rassurez-vous. Mes Г©conomies ne me serviront Г  rien Г  moins que vous n'obteniez ce qui revient de droit aux Chiddari."

"Bien," dit Maros avec prudence. "D'oГ№ vous vient votre nom de famille, sachant que cette pratique est tombГ©e en dГ©suГ©tude depuis des siГЁcles ?"

Cela poussa un rire aigu et brandit un doigt en sa direction. "Que de questions, sang-mГЄlГ©, que de questions. Tenons-nous en Г  ce qui nous prГ©occupe, voulez-vous ?"

"C'est de bonne guerre. Le montant de la prime mis Г  part, votre lettre Г©tait pour le moins vague..."

"Et pour une bonne raison. Je suis sГ»re que vous saurez apprГ©ciez la dГ©licatesse de l'information."

"Je vous en prie, dites-moi ce que vous voulez de la guilde, ensuite je vous rГ©pondrai."

"L'hГ©ritage de ma famille a Г©tГ© usurpГ© pendant de nombreuses gГ©nГ©rations." Cela le regarda intensГ©ment. "Perdu... Et pourtant je connais l'endroit exact oГ№ il se trouve. Il est dans un cimetiГЁre datant de l'Г©poque oГ№ les morts Г©taient encore enterrГ©s intacts."

"Ces lieux ont Г©tГ© engloutis sous le dГ©sert. Il ne reste pratiquement rien des anciens royaumes."

Cela retrouva son mince sourire. "ГЂ l'exception, bien entendu, d'un seul endroit."

"Attendez, attendez. Г‰coutez-moi bien. Si vous dites ce que je pense que vous dites, alors vous me demandez d'envoyer des sabreur dans le territoire de la TГЄte de Mort."

"Je ne demande pas. Je vous offre un contrat moyennant une grande récompense. Si vous ne voulez pas du travail, j'irai trouver des mercenaires à la renommée un peu moindre..." Elle remua dans sa chaise tout en gardant sur lui un regard perçant.

Sans aucun doute une mission vouГ©e Г  l'Г©chec, pensa-t-il. Mais pour une prime de cet ordre... "Je dois vous rappeler que la guilde s'attaque Г  de vrais problГЁmes, pas Г  des lГ©gendes. Il n'y a qu'un cimetiГЁre qui n'ait jamais Г©tГ© explorГ©. Si c'est de celui-lГ  dont il s'agit, alors arrГЄtons de tourner autour du pot. OГ№ exactement se trouve cet hГ©ritage?"

Cela soupira. "Dans une crypte dans les Jardins des Morts Г  Lachyla, la CitГ© RavagГ©e."

La dernière once de politesse de Maros s'évapora et il rigola à gorge déployée. "Je le savais ! Que je comprenne bien. Vous voulez que mes gars et mes filles traversent une vaste région abandonnée des dieux et des hommes depuis des siècles. Vous attendez d'eux qu'ils risquent leur vie à passer le cimetière d'une ville maudite au peigne fin à la recherche d'un soi-disant trésor que vos ancêtres auraient laissé moisir au fond d'une crypte ?" Il renâcla. "Madame, soit vous avez perdu la tête, soit…"

Cela le dГ©visagea dans un silence de pierre.

Soit vous ГЄtes sГ©rieuse. Il secoua la tГЄte, le regard penchГ© vers le plancher, un sourire amusГ© sur le visage. "Bon, cet hГ©ritage, il ressemble Г  quoi exactement ?"

"C'est une pierre prГ©cieuse."

"Mais encore. Quiconque prendra le boulot, il devra savoir ce qu'il doit chercher."

"Personnellement, je ne l'ai jamais vue. Tout ce que je sais c'est qu'elle est dГ©corГ©e de runes funГ©raires et que c'est une pierre plus grande que la normale. Il la trouveront dans la tombe de mon ancГЄtre le plus ancien."

"Et qui est-il ?"

"Aucune idГ©e," dit Cela briГЁvement. "Connaissez-vous votre lignГ©e, sang-mГЄlГ© ?"

"Bien," soupira Maros. "Alors, on a une pierre de description inconnue, prГЁs d'une tombe au nom inconnu. Avez-vous idГ©e de l'Г©tendue qu'on prГЄte Г  ce cimetiГЁre ? Ils pourraient y consacrer des jours entiers et ne pas trouver votre pierre. Il va me falloir plus, sinon Г§a ne marchera pas."

"Oh, j’ai ce qu’il faut." Cela s'approcha de la table à côté d'elle et ramassa un morceau de vélin plié en carré. "Ceci n'est qu'une esquisse mais c'est assez précis."

"Qu'est-ce que c'est ?"

"Une carte des Jardins des Morts."

Maros Г©touffa un rire. "Par Verragos, oГ№ donc avez-vous dГ©gotГ© Г§a ?"

"LГ  n'est pas la question, sabreur. Il y a lГ  toutes les informations Г  ma disposition. Prenez votre dГ©cision."

Il la regarda posГ©ment et envisagea les hypothГЁses. Si l'on brГ»le les morts de nos jours, c'est dГ» Г  ce qui s'Г©tait passГ© Г  Lachyla. Il n'y avait pas d'endroit plus entourГ© de mythes et de superstition que cette ville et son cimetiГЁre dans tout Himaera. Mais qui sait vraiment ce qui se trouve au fin fond de ces Terres Mortes ? Peut-ГЄtre que la lГ©gende dit vrai, peut-ГЄtre pas. Quoi qu'il en soit, ce genre de prime ne pouvait ГЄtre qu'une aubaine. Et ma part ne serait pas des moindres. Sans parler de la rГ©putation qui remettrait la guilde au haut du pavГ©. "D'accord," dit-il. "Tranchons. Montrez-moi le dari."

Cela tira une fine chaîne de l'encolure de son chemisier. Elle fit tourner l'une des extrémités du pendentif rectangulaire puis lui tendit l'une des moitiés. L'intérieur en avait été façonné comme une clé. Elle pointa du doigt un piédestal en bois de fer dans le coin de la pièce sur lequel un caisson était solidement boulonné. "Ouvrez-le," dit-elle.

Maros se leva du banc sur lequel il Г©tait assis. Il ouvrit le coffre et laissa Г©chapper un sifflement Г  la vue des piГЁces d'argent nettement empilГ©es.

"Cinq cents en tout, comme promis, et pas une seule piГЁce de cuivre." La vieille femme poussa un soupir. "Je crains qu'il n'y ait que peu de temps Г  perdre, alors dites-moi maintenant, marchГ© conclu ?"

Maros se lécha les lèvres et lui lança un regard oblique. "Lachyla, vous dites. Bien. Je suppose que ce n'est vraiment qu'une légende…"

Cela Chiddari sourit. Le peu de lumiГЁre accentuait les creux de son visage et, pendant un moment, elle ressemblait au symbole de la tГЄte de mort elle-mГЄme. "Bon Г©tat d'esprit, sabreur," susurra-t-elle. "Quelle bravoure. FГ©licitations, le travail est Г  vous. Et maintenant, retrouvez-moi mon hГ©ritage."






Jalis leva les yeux des cartes qu'elle avait en main et poussa distraitement un soupir. Les murs en pierre de la salle commune bourdonnaient du bavardage et du caquetage des clients de la taverne. Une serveuse passa en vitesse, emportant des assiettes vides Г  la cuisine. DerriГЁre le bar, Jecaiah Г©tait occupГ© Г  remplacer un baril vide en prГ©vision de l'affluence des clients du soir.

Elle se concentra Г  nouveau sur ses cartes. Sa meilleure carte Г©tait l'Arkhus mais elle ne valait rien Г  cГґtГ© des autres. Le mieux qu'elle eut Г  faire Г©tait une quinte basse dans les Artisans. Elle jeta un regard Г  ses deux compagnons. Dagra attendait patiemment, essuyant d'un mouchoir sale la mousse de biГЁre qui collait Г  sa barbe clairsemГ©e. De l'autre cГґtГ© de la table, Oriken se grattait la joue, ses yeux fixes alors qu'il la regardait par dessous le bord de son chapeau.

"Orik," dit-elle, attirant son attention. "Mon visage est ici."

"Hein ? Ah." Il se racla la gorge. "Ben alors, vas-y ! C'est ton tour. Tu ne fais que retarder la victoire de Dag et tu sais combien il aime compter ses sous."

"Va te faire foutre," dit Dagra.

Jalis jeta un coup d’œil au sablier posé sur la table et regarda les derniers grains s'écouler.

"Le temps est Г©coulГ©", dit Oriken.

Elle jeta ses cartes sur la table. "Je me plie."

"Pourquoi ?" Dagra fronça les sourcils à la vue de ses cartes. "Tu avais de quoi faire là."

"Ouais, je le sentais pas," dit-elle. "Que tu gagnes ou que tu perdes, il faut savoir s'arrГЄter."

Oriken ramassa les cartes et les empila. "Et si on faisait une partie de Cinq Saisons ?"

"Pas maintenant, Orik."

"Bien, trГЁs bien." Il poussa un soupir et jeta un regard vers les portes battantes Г  l'entrГ©e de la salle. "Je vais peut-ГЄtre sortir me faire un petit tobah."

Jalis pencha la tГЄte en sa direction et le fixa du regard. "Tu n'es pas censГ© arrГЄter ?"

"Hmm. Ouais. Bon, qu'est-ce qu'on fait alors ?"

Elle haussa les Г©paules. "Nous devrions peut-ГЄtre prendre un contrat."

Dagra ricana. "Non mais, vous avez vu le tableau de la guilde ? Des travaux Г  peine dignes d'un dГ©butant ! Les bons trucs sont pris trГЁs vite et, de ceux-lГ , il n'y en a pas eu depuis des semaines. Croyez-moi, si un bon contrat se pointe, je serai le premier Г  le prendre et Г  quitter cette taverne."

Jalis hocha la tête. "Il y a tant d'autres choses que je préférerais faire en ce moment. Ce n'est vraiment pas la joie de vivre ici mais c'est toujours mieux qu'à la maison de la guilde." Elle jeta un coup d’œil vers l'avant de la salle commune. Un rayon de soleil brillait au-dessus des portes. Au-delà, le ciel bleu tendait ses bras. "Nous ne devrions pas gâcher nos journées à attendre qu'un bon travail se présente. Nous devrions être là-bas, dehors."

Oriken renifla. "Je suis d'accord avec toi mais si on commence Г  aller se balader dehors, on pourrait perdre notre chance de dГ©crocher un bon contrat."

Elle porta sa coupe Г  sa bouche et avala une gorgГ©e d'eau. "Ne me mГ©prenez pas," dit-elle. "J'adore votre compagnie, les gars, mais nous sommes des sabreurs, nom dans lequel il y a le mot sabre."

"Le problГЁme, c'est qu'on est trop bon dans ce que nous faisons," dit Oriken.

Dagra hocha la tГЄte en signe d'assentiment. "Entre nous et le reste de la branche, nous avons pratiquement dГ©barrassГ© Caerheath de tous ses bandits. Les seuls troubles de la ville sont rarement plus que de petites querelles."

Jalis soupira. "Ce devrait ГЄtre une bonne chose. Nous maintenons la paix mais nous ne nous rendons pas service. Depuis quand la guilde est-elle le lГ©gislateur principal Г  Himaera?"

"Principal ?" Dagra fronça les sourcils. "Tu veux dire l'unique. Ce n'est pas Vorinsia ici. Nous n'avons pas de grand Arkhus pour exercer la loi, ni d'armée, pas même un minable shérif. Rien depuis l’Époque des Rois. Les sabreurs sont tout ce qui reste dans ce pays."

"J'ai vГ©cu ici assez longtemps," dit Jalis, "mais je n'arrive pas Г  m'habituer Г  l'absence totale d'armГ©e ou de reprГ©sentant de l'ordre. C'est un miracle qu'Himaera n'ait pas Г©tГ© consumГ©e par les Arkhs depuis des siГЁcles."

Dagra haussa les Г©paules. "Ils ont essayГ© de nous envahir pendant le SoulГЁvement mais Himaera, mГЄme sur les genoux, les a envoyГ©s paГ®tre et soigner leurs plaies. Les Arkhs se sont ramollis depuis. Plus rien qui vaille la peine d'ГЄtre conquis." Il regarda Jalis d'un air embarrassГ©. "Sans vouloir t'offenser, ma belle."

"Y a pas de mal."

Oriken s'adossa contre le mur. "De toute façon," dit-il, "je ne m'inquiéterais pas. Un bon truc arrivera bientôt sur le tableau d'affichage. Tôt ou tard, il y en a toujours un." Il fit à Jalis un sourire enjoué.

"Ah, l'Г©ternel optimiste..." De son menton, Dagra dГ©signa le tableau de la guilde dans l'alcГґve au bout du bar. "Vous avez vu les rГ©compenses affichГ©es ? La plus haute est de huit piГЁces de cuivre. C'est une insulte."

"Il est peut-ГЄtre temps qu'on parte en vacances," dit Oriken.

"Pas une mauvaise idГ©e," dit Jalis. "Je ne suis pas allГ©e au pays depuis longtemps."

"Pas vraiment ce que j'avais Г  l'esprit."

"Je vais aller pisser," annonça Dagra en se mettant debout.

Oriken le regarda s'éloigner. "Nous devrions quitter la ville pour un temps. Il y a peut-être un besoin de main d’œuvre à Middlemire. Ou à la Baie de Brancosi. On devrait demander à Maros d'aller voir pour nous."

Une ombre traversa la lumière du soleil sur le plancher. Jalis aperçut la massive silhouette de Maros claudiquant à travers les portes de la taverne. Il aperçut son regard et se dirigea vers eux en boitant.

"Le retour du vagabond", dit Oriken. "Pas moyen de te garder dans ta propre taverne ces jours-ci."

Maros aboya d'un rire fatiguГ© et rassembla ses bГ©quilles dans une main. "Depuis que j'ai repris cet endroit, je ne suis jamais allГ© plus loin que Balen. Rappelez-moi de ne jamais y retourner."

Jalis inclina la tГЄte pour chercher son regard. "Tu as Г©tГ© Г  Balen ? Tout l'aprГЁs-midi ?"

"ГЂ peine ! La plus grande partie du temps a Г©tГ© de m'y rendre et d'en revenir."

"Pourquoi n'as-tu pas demandГ© Г  Ravlin de te conduire dans son chariot ? Г‡a ne l'aurait pas dГ©rangГ©."

"J'ai essayГ©. Le marchand Г©tait parti faire son rГ©approvisionnement Г  Brancosi."

"Qu'y a-t-il de si important Г  Balen que tu n'y aies pas envoyГ© de novice ?" demanda Oriken.

"Absolument rien, si Г§'avait Г©tГ© un autre jour." Maros jeta un coup d'Е“il Г  Jalis. "Bon, il faut que je m'occupe de quelques trucs. Je vous retrouve dans peu de temps."

Jalis le regarda se rendre au tableau en boitillant. AprГЁs un moment, il s'Г©loigna de l'alcГґve et prit le couloir qui menait Г  ses bureaux. "Il mijote quelque chose", se dit-elle.

À une table près du mur opposé de la salle commune, plusieurs sabreurs étaient occupés à jouer aux osselets. Alari, une sabreuse vétéran qui avait passé quelques années de plus dans la guilde que Jalis, lança un regard vers le tableau de la guilde et marmonna à son voisin.

"Je reviens dans une minute." Jalis se leva de sa chaise et se rendit rapidement jusqu'Г  l'alcГґve. Elle scanna le contenu du tableau jusqu'Г  ce qu'elle remarquГўt un nouveau bout de papier qu'elle dГ©crocha du tableau en bouchon. ГЂ la vue de la prime offerte, ses yeux s'agrandirent.

"Ma belle, t'es plus preste que le silex sur la pierre Г  feu toi," dit Alari derriГЁre elle.

Se saisissant de la note, Jalis se tourna vers sa collГЁgue. "Ah, t'Г©tais pas bien loin non plus."

Le sourire d'Alari tiraillait sur la pГўle cicatrice prГЁs de sa bouche. "Qu'est-ce que le patron a accrochГ© lГ , cette fois ? Encore un qui ne vaut pas le papier sur lequel il est Г©crit ?"

Jalis haussa des épaules. "Ça a l'air un peu mieux que d'habitude. Pourquoi n’irais-tu pas voir du côté des offres plus petites ? C'est juste ce qu'il faut pour les novices dont tu t'occupes. Il faut bien commencer quelque part."

Alari plissa le front Г  cette pensГ©e. "Ouais, t'as pas tort. Kirran pourrait les faire tout seul. Je lui dirais de venir en prendre une." Elle donna Г  Jalis un clin d'Е“il complice. "Allez donc gagner votre croГ»te, toi et les gars."

Alors qu'Alari regagnait sa table, un autre sabreur la croisa pour se rendre au tableau. Jalis le dГ©visagea froidement.

"Qu'est-ce que t'as là ?" dit Fenn en parvenant à l'alcôve et se plaçant de telle sorte que Jalis ne puisse en sortir.

"DГ©gage, Fenn."

"Voyons voir." Il essaya de s'emparer du papier mais Jalis parvint Г  glisser sa main derriГЁre son dos.

"Premier arrivГ©, premier servi," dit-elle. "Tu connais les rГЁgles. Si tu veux un contrat, il y en a plein sur le tableau qui te conviendront."

Les yeux porcins de Fenn la transperçaient du regard. "Moi au moins, je peux faire mon travail tout seul. Tout le monde sait que toi et tes deux gardes du corps, vous profitez du traitement préférentiel par ici." Il attrapa Jalis par l'épaule.

Elle enfonça sa main entre les jambes de Fenn et serra sa prise. "Ce sont mes compagnons et mes amis. Tu sais quoi ? Tu enlèves ta main de là et j'en fais de même. Ensuite tu retournes t'asseoir comme un gentil garçon."

Fenn grogna en silence, les lГЁvres retroussГ©es. Jalis resserra sa prise et, Г  contrecЕ“ur, il retira sa main. "T'as un problГЁme."

"Si j'ai des problГЁmes, tu n'en fais pas partie." Elle serra plus fort. "Juste pour qu'on soit bien clairs. C'est bien clair, Fenn ?"

"Vira ta sale patte de lГ  !"

"D'accord, d'accord...! Mais je te prГ©viens, la prochaine fois que tu me touches, ce n'est pas ma main que t'auras Г  l'entre-jambe, ce sera mon poignard. Alors viens pas me chercher ou je rendrai service Г  l'humanitГ© entiГЁre." Elle relГўcha sa prise aprГЁs une derniГЁre torsion.

Alors que Fenn titubait à reculons, il décocha un coup de poing vers le visage de Jalis. Elle put se baisser pour l'éviter et enfonça un coup de poing dans ses côtes, suivi d'un uppercut qui lui fracassa le nez et l'envoya s'étendre au sol. Quelques applaudissements de la part des clients se firent entendre, mais ils prirent fin aussitôt que Maros émergea de son couloir en boitant.

"Que diable se passe-t-il dans ma taverne ?" tonna-t-il.

Fenn se remit sur pied, du sang coulant de son nez. "Tu ferais mieux de garder cette chienne en laisse. Tout le monde sait que c'est ta prГ©fГ©rГ©e." Il jeta un coup d'Е“il au chemisier en fine gaze de Jalis. "Et c'est pas bien difficile de voir pourquoi."

"Vraiment ?" Maros boita jusqu'Г  lui et le domina de toute sa taille. "Tu devrais montrer un peu plus de respect envers une femme d'Г©pГ©e, je dirais mГЄme beaucoup plus de respect, d'autant qu'elle vient te mettre sur le cul. Tu dГ©connes encore une fois, Fenn, et franchement, la branche de Grenmoor peut venir te reprendre. File Г  la guilde. Maintenant. T'as eu ta dose pour la journГ©e."

Le visage de Fenn rougeoya de colГЁre mais il garda le silence. AprГЁs un moment, il tourna les talons et franchit les portes.

"Oh, et Fenn," le rappela Maros, "si tu me parles encore une fois comme Г§a, c'est pas en marchant que tu sortiras d'ici, mais en volant dans les airs."

"J'ai manquГ© quelque chose ?" Dagra demanda en arrivant Г  cГґtГ© de Jalis.

Elle secoua la tГЄte. "Non, rien."

Maros se déplaça en boitant pour la regarder. "Il semble que tu aies été la première à voir le contrat que j'ai accroché ?"

"En effet. Tu n'as pas perdu ton temps Г  Balen."

"Je ne suis pas certain de vouloir te voir sur ce coup-ci, Jalis."

"Pourquoi ? Г‡a serait idiot de ne pas le faire."

Maros grogna. "Alors, promets-moi que tu ne le feras pas seule." Il hocha la tГЄte en direction de Dagra. "Si les gars ne tombent pas d'accord, ce travail retourne sur le tableau. Je prГ©fГ©rerais laisser Fenn dГ©crocher celui-ci et bon dГ©barras."

Jalis fronça les sourcils. "Qu'est-ce qui te préoccupe autant, l'ami ? Si c'est une horde de bandits qui s'est installée quelque part—"

"C'est pas des bandits." Maros regarda briГЁvement autour de la salle et dit d'une voix basse, "Va discuter avec Dagra et Oriken. Vois ce qu'ils en disent. Si vous ГЄtes tous d'accord, le contrat est Г  vous. Mais j'en serais pas heureux. Toi et moi avons passГ© trop d'annГ©es ensemble, jeune fille. Ne sous-estime pas ce que ce contrat implique."

Elle Г©tudia son visage. "Je ne t'ai jamais entendu parler comme Г§a."

"Nous n'avons jamais eu de contrat comme Г§a."

Alors que Jalis retournait Г  sa table, Dagra sur ses talons, Oriken leva un sourcil. "Eh bien, Г§a a Г©tГ© le plus grand divertissement de toute la semaine. T'as ratГ© quelque chose, Dag. Jalis a fichu une sacrГ©e dГ©culottГ©e au trou du cul du coin."

"Je n'ai rien fait de tel." Jalis ignora le regard inquisiteur de Dagra. Elle croisa les bras sur la table et enjoignit ses camarades Г  se rapprocher d'elle. "Je nous ai trouvГ© un contrat et vous n'avez pas idГ©e du montant de la prime."

"Je suis pas sГ»r de vouloir savoir," dit Dagra, "pas aprГЁs avoir vu la rГ©action de Maros. Mais bon, je t'Г©coute."

Les bavardages avaient repris dans la salle de la taverne mais elle jeta un coup d'Е“il autour pour s'assurer que personne ne les Г©coutait. "Cinq cents dari d'argent."

Oriken laissa Г©chapper un long sifflement. "Ciel. Tu plaisantes."

"Non."

Les yeux de Dagra Г©taient empreints de scepticisme. "Tu as les dГ©tails ?"

"Non. Je n'ai pas vraiment eu le temps de vГ©rifier."

"Tu n'as pas eu le temps ? Jalis, on n'accepte pas les contrats aveuglГ©ment. Tu le sais mieux qu'Orik et moi-mГЄme."

"Je sais ! Mais cinq cents dari. ГЂ ce prix-lГ , quel contrat tu ne prendrais pas ?"

"Oh, je peux en penser Г  un ou deux," dit Oriken avec un sourire en coin. "Mais, Dagra lui, probablement pas autant."

Dagra fit comme s'il n'avait rien entendu. "Bon," fit-il Г  Jalis. "Voyons voir."

Elle défroissa le morceau de papier et le mit à plat sur la table, fronçant les sourcils tout en prenant connaissance des détails. "Euh, c'est où Lachyla ? C'est quoi la Cité Ravagée ?"

"Oh, par les misГ©rables dieux." Dagra se passa une main sur le visage.

"Quoi ?"

Oriken Г©clata de rire. "Maros a vraiment mis Г§a au tableau ? Il se fiche de nous. Г‡a peut pas ГЄtre autrement."

Jalis secoua la tГЄte. "Non, il ne ferait pas Г§a. Attends, c'est pas une lГ©gende d'Himaera Г§a ? La CitГ© RavagГ©e, Г§a faisait partie des histoires du Tisseur de Contes il y a quelques annГ©es, non ?"

"Baisse le volume," dit Dagra. "Г‰coute, qu'il s'agisse d'une chasse au dragon, ou que ce soit pour de vrai, oublie Г§a. Nous n'allons pas lГ -bas. C'est marquГ© d'une tГЄte de mort pour une bonne raison."

Oriken s'offusqua. "Mais voyons. Juste parce qu'on t'a Г©levГ© Г  croire en toute lГ©gende qui existe. Tu sais, Г§a pourrait tout aussi bien ГЄtre une belle balade Г  la campagne."

"Tu vas pas croire Г§a," dit Dagra. "Depuis quand t'es-tu dГ©jГ  rendu dans les Terres Mortes ? Depuis jamais. Une balade Г  la campagne. La marche vers la potence, oui."

"J'y connais pas grand-chose aux lГ©gendes," dit Jalis, "mais rien que les dix pour cent non-remboursables pourraient nous faire vivre pour quelques mois. Et si nous atteignons l'objectif, ce sera une prime plus lucrative que Maros et moi n'ayons jamais gagnГ©e ensemble au bon vieux temps. Celui-ci, c'est un trГЁs gros coup. Si on le laisse filer, Alari ou Fenn ou Henwyn ou n'importe qui va s'en emparer."

"Ce n'est pas moi que tu dois convaincre," dit Oriken. "Moi, je suis partant."

"Toi t'es partant pour n'importe quoi." Dagra le regarda avec colГЁre. "Toujours Г  te fourrer dans les trous les plus sombres. MГЄme quand on Г©tait gamins. N'apprends-tu donc jamais ?"

Oriken haussa les Г©paules. "C'est toi le superstitieux. Donne-moi une preuve que Lachyla n'est rien d'autre qu'une histoire qui fait peur du Vieux Tisseur de Contes. Donne-moi des preuves qu'on ne devrait pas prendre ce job."

"Tu sais bien que je peux pas. Mais on ne devrait pas aller provoquer les Dyades Г  nous balader dans les contrГ©es d'une dГ©esse morte. Toute la rГ©gion est maudite."

"Les Dyades sont tes dieux," dit Oriken. "Pas les miens. Ni ceux de Jalis. Au nom du ciel, Dag, nous sommes des sabreurs."

"Quand bien mГЄme nous trouverions l'endroit, nos chances de trouver le... De quoi il s'agit dГ©jГ  ?" Dagra jeta un Е“il Г  la feuille de papier. "Une crypte ? Oh, non. Laissez tomber. Je n'entre pas dans une crypte." Il regarda Jalis. "Tu sais qu'ils enterraient leurs morts sans les brГ»ler ? Des barbares, je te dis. C'est sacrilГЁge."

Oriken lui fit un sourire amusГ©. "SacrilГЁge ? Tu parles d'une Г©poque avant que les Dyades ne viennent Г  Himaera. Comment peux-tu accuser les ancГЄtres de sacrilГЁge alors qu'ils existaient avant vos dieux ?"

Dagra pГўlit. "Tu vas trop loin, Oriken."

"Cela s'Г©tait produit partout," dit Jalis, "pas seulement Г  Himaera. C'Г©tait pareil dans l'Arkh."

Dagra but ce qui restait de sa bière. "Jecaiah !" Il fit signe au barman de lui apporter un autre verre puis regarda Jalis de façon insistante. "Au mieux, nous aurons perdu un mois, sinon plus, à errer dans le désert avant de rentrer bredouilles."

AprГЁs un soupir qu'elle rГ©prima, elle dГ©cida d'essayer une autre tactique. "Vous rГ©alisez que si nous terminons ce contrat, Maros vous offrira probablement Г  tous les deux l'opportunitГ© de passer vos tests de maГ®tres-lames."

"T'imagines Г§a, Dag. Sabreur de troisiГЁme Г©chelon aprГЁs seulement cinq ans." Oriken leva un sourcil. "Toute la guilde ne parlerait que de nous."

"Hmm." Dagra repoussa sa chaise et se dirigea lourdement jusqu'au bar.

"Il finira par changer d'avis," dit Oriken.

Dagra regarda par-dessus son Г©paule. "J'ai entendu ce que t'as dit. J'attends toujours qu'on vienne me convaincre."

"Tu sembles moins sceptique que tu ne l'Г©tais," dit Jalis alors qu'il reprit son siГЁge. "Г‰coute, si tu veux venir, Г§a n'en signifiera que plus Г  Oriken et moi. Ce serait vraiment dommage de ne pas t'avoir avec nous, mais si c'est ta dГ©cision..."

"N'essaie pas Г§a avec moi, copine. Tu as entendu Maros. Il a dit, c'est nous tous ou aucun de nous."

"Oui, il a dit Г§a. Mais au bout du compte, ce n'est pas Г  lui de dГ©cider. J'ai vu les dГ©tails. S'il essayait de m'empГЄcher, il le ferait en tant qu'ami, non en tant qu'Officier."

"Pense Г  tout le bien que Г§a pourrait apporter," insista Oriken. "Toi et moi, maГ®tres-lames. La reconnaissance que Г§a nous apporterait Г  nous et notre branche, sans parler de toute la guilde. Ce n'est pas que pour l'argent. Par les Г©toiles, je ne sais mГЄme pas ce que je ferais de ma part. Imagine, Dag. Une fois que le mot circulera que nous aurons bravГ© le flГ©au, conquis une lГ©gende et serons revenus victorieux..."

"Je ne veux pas prendre le risque de contrarier les dieux, pour aucun dari au monde."

"Par les Г©toiles !" Oriken soupira d'exaspГ©ration. "Tout ce qu'on a Г  faire, c'est de rentrer dans une crypte et trouver une babiole rouillГ©e. Tu peux pas te dГ©tendre un peu juste cette fois ? Tu pourrais mГЄme attendre dehors pendant que Jalis et moi on s'occupe du cГґtГ© sГ©rieux."

Demeurant silencieux comme la pierre, Dagra fixait l'offre de contrat du regard.

"Bon," dit Jalis. "Je doute que les Dyades soient contentes si tu nous laissais Oriken et moi Г  notre propre sort mais si c'est ta dГ©cision, je la respecterai."

Dagra lui lança un regard furieux. "Ça, c'était vraiment un coup bas."

Elle haussa les Г©paules et se leva. "J'accepte le contrat, et Maros le validera. Tu viens, tu viens pas, c'est Г  toi de voir."

Il soupira. "Je ne suis pas content de ce truc. Pas content du tout."

Jalis sourit. "Tu viens, alors ?"

Dagra voûta ses épaules en signe de défaite. "Je me détesterais s'il vous arrivait quelque chose. Quel choix me reste-t-il ?" Les lèvres serrées, il lança un regard entendu à Oriken. "Ouais, tu auras ma lame juste à côté de la tienne. Comme toujours."


Chapitre Deux

Dans les Terres Mortes






Jalis Г©tait allongГ©e sur le ventre, en appui sur les coudes sur la berge, tandis que Dagra et Oriken remplissaient les outres. Une carte de la rГ©gion Г©tait Г©talГ©e devant elle. Comme elle l'Г©tudiait, elle secoua la tГЄte. "Aucun des hameaux que nous avons vus ces trois derniers jours n'est marquГ© ici, juste le vieux ringfort que nous avons passГ© il y a quelques temps."

"Ça ne me surprend pas," intervint Oriken depuis le ruisseau. "Je ne les appellerais même pas des hameaux, juste un amas de vieilles cabanes délabrées. Et les regards qu'ils nous lançaient, à croire qu'ils nous prennent pour des bandits ou même pire."

"Ce sont des gens simples ici," dit Dagra en quittant la rive pour s'asseoir près de Jalis. "À vivre en bordure des Terres Mortes, ils ont tous les droits de se méfier des étrangers, surtout s'ils n'en voient probablement jamais. Et les armes que nous transportons n'ont rien pour inspirer confiance." Il tapota le vieux glaive qu'il portait à sa hanche. "Pour eux qui ne savent pas reconnaître un sabreur – ou tout simplement un mercenaire – d'un bandit, on se ressemble tous un peu."

Oriken se rapprocha d'eux. Il lança à Jalis son outre remplie. "Nous n'avons pas encore besoin de savoir où nous sommes," lui dit-il. "Selon toutes les histoires que l'on raconte par ici, tant qu'on suit la route on finira par atteindre cette ville." Il enleva son chapeau et s'allongea dans l'herbe, les mains repliées derrière la tête.

"Il ne reste presque rien de la route," bougonna Dagra avec un regard en direction de ce qu'il restait de la Route du Royaume, maintenant envahie de vГ©gГ©tation. "Imaginez dans quel Г©tat elle pourrait ГЄtre demain, ou le jour d'aprГЁs..."

"Route ou pas," dit Oriken, les yeux plongГ©s dans le ciel d'aprГЁs-midi, "d'aprГЁs les Tisseurs de Contes, tant qu'on va vers le sud ou l'ouest, on peut pas se tromper. On y arrivera. Et puis on rebroussera sans doute chemin et on rentrera bredouille. C'est presque tentant de s'arrГЄter camper pendant quelques semaines et de retourner pour les dix pour cent."

Jalis leva le nez de sa carte. "Et risquer de perdre les quatre-vingt-dix pour cent restants ? As-tu donc si peu foi en ce que nous ne trouvions ce bijou ?"

Oriken haussa les Г©paules. "Je n'ai foi en rien. J'honorerai le contrat, tu le sais. Mais d'aprГЁs ce que Maros avait dit de Cela, il semble que les corbeaux ont aspirГ© ce qui lui restait de cerveau. Un nom de famille ! Qui donc a encore Г§a de nos jours ?" Surprenant le regard de Jalis, il dit : "Bon, d'accord peut-ГЄtre que toi, tu en as un, et peut-ГЄtre quelques autres aussi, ceux qui sont venus du continent, mais notre cliente est d'Himaera." Il ricana. "Et elle affirme qu'elle est descendante de Lachyla. Ha !"

Jalis souleva un sourcil. "Et pourquoi ne le serait-elle pas ?"

Oriken grogna et ferma les yeux.

"Il y aurait eu des survivants au flГ©au," souligna Dagra.

"Que Cela soit folle ou que ce soit nous," dit Jalis, "nous allons traverser le Plateau de Scapa, découvrir cette soi-disant Cité Ravagée et faire de notre mieux pour trouver cet héritage." Elle jeta un coup d’œil à Dagra. "Quelque chose te préoccupe ?"

Il lui lança un regard sombre et resta silencieux quelque temps avant de répondre. "Ouais, quelque chose me préoccupe. Tout d'abord," — il se pencha en avant et frappa la carte du doigt là où le symbole de la Tête de Mort trônait au cœur du Plateau de Scapa — "ça, ça me dérange au plus haut point. Il y a une bonne raison pour que personne ne vienne par ici."

"Ouais, c'est parce que tout Himaera a Г©tГ© abandonnГ©e des dieux," dit Oriken d'une voix endormie. "Nous nous sommes dГ©barrassГ©s du rГЁglement des rois et ce n'Г©tait qu'un seul cГґtГ© de la piГЁce."

"Ensuite," continua Dagra tout en lui jetant un regard cinglant, "en supposant un instant que toute cette rГ©gion soit la plus petite Г©tendue sauvage que nous ayons jamais vue, que se passera-t-il si nous trouvons Lachyla ?"

Jalis fourra la carte dans son sac Г  dos. "Qu'est-ce que tu veux dire ?"

"Dag s'inquiГЁte Г  propos du cimetiГЁre," dit Oriken.

"Un peu que je m'inquiète, oui ! Ça n'est pas convenable de laisser les gens pourrir comme ça. Et on s'attend à ce qu'on entre dans quelque trou dans la terre rempli de toutes sortes de vieux cadavres non sanctifiés ? Ce que je veux dire, c'est qui diable—"

"Je vais te dire qui." Jalis se redressa et le regarda droit dans les yeux. "Trois sabreurs qui ont tout le mal du monde Г  trouver de quoi survivre. L'argent se fait rare, et nous serions complГЁtement idiots de refuser un tel contrat. On a de la chance que Maros nous ait prГ©venus. Il n'avait pas Г  le faire."

"Nous avons nos chambres Г  la taverne grГўce Г  Maros", souligna Oriken. "Et la nourriture grГўce Г  la guilde elle-mГЄme."

"Quand bien mГЄme. Les contrats ces derniers temps ont Г©tГ© minables." Jalis se remit agilement sur pied. "Nous n'avancerons Г  rien Г  discuter ici. On a encore quelques heures avant la tombГ©e de la nuit, alors continuons."

Avec un grognement, Dagra se remit sur ses pieds, attrapa son paquetage et le balança par dessus son épaule. Alors qu'il reprenait la route, Jalis lui emboîta le pas et lança un regard en direction d'Oriken qui se trouvait en appui sur ses coudes.

"Juste au moment oГ№ je me mettais Г  l'aise," cria-t-il.

Elle lui fit un clin d'Е“il et se tourna vers Dagra. "Г‡a fait cinq ans et il n'a pas changГ© d'un poil."

Dagra ricana. "Cinq ans ? Même après vingt-cinq ans. L'homme est aussi paresseux que l'était le garçon mais si je devais descendre dans la Fosse elle-même, je ne voudrais personne d'autre à mes côtés. Et toi aussi, bien entendu."

Jalis sourit. "Il en va de mГЄme pour moi, l'ami." Puis une sombre pensГ©e lui vint. Descendre dans la Fosse. J'espГЁre, au nom de quiconque nous entende, que ce n'est pas oГ№ nous allons.

Alors que la nuit s'épaississait, ils aperçurent, en retrait de la route et nichés au bord d'un grand bosquet d'arbres, un chapelet de quatre chalets en pierre et en bois et quelques granges et dépendances éparpillées autour. Les bâtiments semblaient intacts mais couverts de mousse, et des herbes et quelques fleurs poussaient maintenant sur les toits. L'endroit semblait complètement abandonné. Et si l'endroit était encore habité, il n'y avait aucune trace de soins ni d'entretien.

"On dirait qu'on a trouvГ© un abri pour la nuit," dit Oriken.

Jalis n'en Г©tait pas aussi sГ»re. "Si ces maisons ont l'air aussi dГ©labrГ©es Г  l'intГ©rieur qu'Г  l'extГ©rieur, on ferait tout aussi bien de dormir Г  la belle Г©toile."

Dagra grogna. "Bah, nous allons bientôt le savoir." Il accéléra l'allure, forçant ses courtes jambes à faire de grandes enjambées en direction du chalet le plus proche. Tout en toquant à la porte, il appela : "Il y a quelqu'un ?"

Oriken rejoignit Dagra. Il rigola et tapa son ami sur l'épaule. "Dag, si quelqu'un vit ici, leurs provisions doivent être exceptionnelles. Cette porte n'a pas été ouverte depuis des années." Du doigt il pointa les pissenlits qui croissaient en touffes sur les bords de la porte, ainsi que le lierre intact qui cheminait le long du cadre et à travers la porte. Il tendit la main vers la poignée et la tourna ; la porte s’entre-bailla d'un pouce vers l'intérieur et une puanteur de moisi s'en échappa. Dagra froissa le nez de dégoût.

"Ça a besoin de prendre un peu d'air," remarqua Oriken. "Tout ira bien." Il enfonça la porte d'un coup d'épaule. Les branches de lierre cassèrent et la porte racla sur le plancher, les gonds gémissant jusqu'à ce que la porte heurte le mur. Ils furent accueillis par l'obscurité, imprégnée d'une odeur fétide et nauséabonde qui fit reculer Oriken d'un pas. "Ou peut-être que non," dit-il avec un haussement d'épaules.

Sur la droite de la piГЁce vide et poussiГ©reuse se trouvait une entrГ©e vers une deuxiГЁme piГЁce. Oriken s'y rendit et jeta un coup d'Е“il Г  l'intГ©rieur. "Hmm."

Jalis s'arrГЄta au centre de la premiГЁre piГЁce. "Qu'est-ce que tu vois ?"

Oriken clignait des yeux dans l'obscuritГ©. Puis, il eut l'air dГ©contenancГ©. "Oh."

"Par la Fosse, qu'est-ce que tu veux dire Oh ?" Dagra grommelait alors qu'il se rГ©fugia derriГЁre Jalis. "Qu'est-ce qu'il y a lГ -dedans ?"

"Des toiles d'araignГ©e." Oriken se tourna vers un jeu de volets derriГЁre lui et ouvrit celui de gauche, faisant ainsi pГ©nГ©trer un peu de la lumiГЁre du soir.

Jalis ne pouvait apercevoir ce qu'Oriken voyait mais quand elle le vit sortir de la deuxiГЁme piГЁce, les yeux plissГ©s et secouant la tГЄte, elle sut qu'ils ne passeraient pas la nuit lГ .

"On devrait aller voir une autre maison," suggГ©ra Oriken, un regard appuyГ© en direction de Dagra.

"Allez, sois pas une mauviette." Dagra passa devant lui.

"Euh, Dag, à ta place—"

Dagra entra dans la pièce et jeta un coup d’œil sur le côté. Un air horrifié envahit son visage et il recula contre le cadre de la porte. "Par les dieux de l’Au-Dessus et de l’En-Dessous !" Il s'éloigna en titubant et s’engouffra entre Oriken et Jalis pour disparaître par la porte d'entrée. "Bordel !" cria-t-il. "Tu aurais pu me prévenir !"

"J'ai essayГ© !"

"Le prГ©venir de quoi ?" demanda Jalis.

Oriken haussa les Г©paules. "Comme je l'avais dit, il y a des toiles partout. Je ne les ai vues qu'aprГЁs avoir ouvert le volet. Il y en a sur le cadavre, Г§a le recouvre comme un linceul."

"Oriken ! Tu sais comment est Dagra avec Г§a !"

"Oh, oui ? Et moi alors ? Il y avait une grosse araignГ©e qui rampait sur le visage du cadavre." Il s'Г©loigna en frissonnant. "Je dГ©teste les araignГ©es !"

"Et je dГ©teste les surprises !" cria Dagra de l'extГ©rieur.

Tout en souriant, Jalis jeta un coup d’œil dans la pièce adjacente. Son sourire s'évanouit quand elle aperçut un morceau de parchemin sur le bras de la chaise où le cadavre était affaissé. Elle s'en approcha et brossa les morceaux de toile qui y étaient accrochés, prit le papier et souffla la poussière accumulée dessus. Après avoir lu le morceau de papier, elle le replaça à côté du cadavre et regarda le visage desséché avec une touche de sympathie.

"Nous vous laissons en paix," dit-elle Г  voix basse. "DГ©solГ©e de vous avoir dГ©rangГ©." Elle quitta le bГўtiment et observa ses compagnons qui se disputaient. "Vous savez," fit-elle remarquer, "j'ai parfois l'impression d'ГЄtre une nourrice dans un orphelinat plutГґt qu'une femme d'Г©pГ©e chez les Sabreus de la Guilde." Alors que les deux hommes marmonnaient leur dГ©saccord, elle pointa la porte ouverte de son pouce par-dessus son Г©paule. "Ce gars-lГ  est restГ© alors que tous ses voisins avaient dГ©cidГ© de partir. Il a refusГ© de se joindre Г  eux. Au lieu de cela, il est restГ© ici et est mort seul en toute dignitГ©, ou du moins ce qu'il en croyait. C'est si triste de constater que quelqu'un se soucie plus de son petit lopin de terre que d'une meilleure chance de survivre ailleurs."

Les hommes la regardèrent avec un air absent avant de reprendre leur dispute. Avec un soupir, Jalis les planta là. "Je vais aller vérifier la maison d'à côté. Araignées ou cadavres, restez derrière moi les garçons. Maman vous protégera."

"T’es un enfoiré," entendit-elle Dagra dire à Oriken alors qu'elle se dirigeait vers la demeure la plus éloignée.

"J'ai essayé de te prévenir," rétorqua Oriken. "Mais, non, il a fallu que tu débarques en héros. Tu croyais que c'était juste des araignées, c’est ça ? Tu voulais me faire passer pour un trouillard. Espèce de nain stupide."

"De nain ? Je peux te mettre sur le cul en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, espГЁce de bГўtard dГ©gingandГ©."

"Ah ouais ? Et pourquoi pas tout de suite ?"

"Les enfants !" leur cria Jalis alors qu'elle atteignait l'autre chalet. "Vous allez vous tenir mieux que ça, sinon je vous jure que je vous la mets, cette fessée !" Elle observa leurs expressions abasourdies, puis se tourna vers le chalet et, d'un coup de talon, en fit céder les portes. Les charnières cédèrent et les battants s'ouvrirent vers l'intérieur. Les mains à portée de ses poignards, elle s'avança dans l'obscurité et attendit que ses yeux s'ajustent. Les sombres contours de quelques meubles se dessinaient dans la pièce simple ; il y avait une cheminée sur le mur opposé, une palette sur un côté et un garde-manger de l'autre. Elle vérifia rapidement que rien de mort ne traînait dans les coins – à l'exception d'un squelette de rat dans la cheminée – et qu'il n'y ait pas trop de toiles d'araignée.

Dagra et Oriken entrèrent, l’air penaud.

Elle leur lança un regard impavide. "La voie est libre. Vous êtes en sécurité."

Quelques minutes plus tard, alors qu'Oriken s'affairait Г  allumer un feu dans la cheminГ©e, Jalis s'assit sur une chaise branlante et regarda Dagra. L'homme barbu se tenait debout au milieu de la piГЁce, les yeux baissГ©s sur le sol couvert de poussiГЁre. Il Г©tait visiblement encore secouГ©.

Il leva les yeux et croisa son regard. "N'y a-t-il donc rien qui te dГ©range ?" demanda-t-il. "MГЄmes les hommes ou les femmes les plus coriaces ont une faiblesse. Г‡a fait cinq ans qu'on te connaГ®t et je ne t'en connais aucune."

"Il y a une chose dont j'ai peur," admit-elle. "C'est de perdre."

"Perdre quoi ?"

Elle le regarda tout droit. "Les gens que j'aime."

Il poussa un grognement et sa barbe se fendit d'un sourire forcГ© mais chaleureux. "Eh bien, il est peu probable que tu ne nous perdes de sitГґt. Pas Г  moins qu'une araignГ©e monstre ne descende par la cheminГ©e et n'avale Orik."

"Ou," dit Oriken tout en frappant un silex contre une pierre Г  feu, "Г  moins que le cadavre dans la maison lГ -bas ne vienne dans la nuit pour rГ©clamer Dag Г  la porte."

Dagra s'emporta contre lui. "Il a fallu que tu le dises, hein ?"

"Je suis sГ©rieuse," leur dit Jalis. "Nous allons vers l'inconnu et je dГ©teste ne pas savoir. On a failli perdre Maros cette annГ©e. La formidable Г©quipe de quatre est passГ©e Г  trois et nous pouvons nous considГ©rer chanceux de nous en ГЄtre sortis."

"C'est vrai," acquiesça Dagra. "Ça, nous le sommes."

"C'est un mГ©tier dangereux." Jalis se leva, dГ©grafa son matelas de son paquetage et le dГ©roula sur la palette. "C'est vrai, en onze ans au sein de la guilde, je n'ai vu qu'une poignГ©e de sabreurs mourir pendant un contrat. La plupart Г©tait des compagnons, ou moins que Г§a." Elle jeta une couverture sur son matelas puis se retourna vers les deux hommes. "Statistiquement, plus vous gravissez les Г©chelons, moins vous risquez de mourir comme sabreur ; vous ГЄtes en chemin pour devenir maГ®tres-lames au cours des deux annГ©es qui viennent mais bon, vous n'y ГЄtes pas encore, alors, pas d'arrogance. Et pour l'amour du ciel, essayez de contrГґler vos rГ©actions. Dag, dans ta panique, tu aurais pu aveuglГ©ment courir depuis ce cadavre et te jeter dans les mГўchoires d'une crГ©ature bien vivante. Comment expliquerais-tu Г§a aux Dyades dans l'au-delГ  ?"

Dagra gonfla ses joues et souffla. "C'est notГ©."

"Et Oriken, il y a peu d'araignГ©es hostiles Г  Himaera. Tu devrais voir celles de Sardaya. Avec des gros corps boudinГ©s et rayГ©s de rouge et de blanc. Une morsure et on finit boursouflГ© comme un cadavre mГ»r." Oriken et Dagra marmonnГЁrent Г  l'unisson et, dans la sombre lumiГЁre du crГ©puscule, Jalis crut voir leurs visages prendre une teinte plus pГўle. "Voyez comment ceci est facile ?"

"Facile et inutile." Oriken se concentra sur les outils qu'il avait à la main et recommença à frapper sa pierre à feu sur les brindilles.

"Sans parler des Danseurs de Pierre qui infestent les Terres Plates de Ghalendi," poursuivit Jalis en hochant la tГЄte vers Oriken. "Les adultes font la moitiГ© de ta taille. Et ils peuvent abattre une araignГ©e d'un simple coup de leurs jambes dotГ©es de lames. Sans armure et une bonne arme assez lourde pour les Г©craser, une seule de ces arachnides pourrait rГ©gler ton sort en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire."

Oriken lui tourna le dos. "Tu inventes, lГ ."

"Alors, tu l'allumes ce feu ou non ?"

Avec un grognement, il redoubla d'effort. "Ce maudit bois n'est pas des plus secs. Et alors, tu as dГ©jГ  vu une de ces crГ©atures ?"

"Non, mais je connais des gens qui en ont vu. Il y a peut-ГЄtre un tout petit peu d'embellissement autour mais je ne doute pas de l'existence des Danseurs de Pierre. Mon propos est que ta peur n'est pas naturelle. Les petites araignГ©es d'ici ne peuvent pas te faire du mal."

"Ce n'est pas ça qui m'énerve, c'est leur façon de— Voilà !" Une petite flamme se matérialisa sur les brindilles. Oriken souffla dessus doucement et le feu prit, radiant une lueur d'ambre dans la grisaille de la salle. "Ce qui m'énerve avec les araignées, c'est leur aspect et la façon dont elles bougent. Des créatures dégoûtantes." Il s'entoura de ses propres bras et se les frotta. "On peut changer de sujet ?"

"Chut !" Dagra leva la main pour faire silence.

"Quoi ?" dit Oriken, aprГЁs un moment. "Je n'entends que des grincements de bois."

"LГ , Г  nouveau." Dagra gardait sa voix basse. "Pendant que tu Г©tais en train de parler."

Jalis attrapa son ceinturon sur la table à côté d'elle. "J'ai entendu." Encore faible mais immanquable, un cri de meute. "Des cravants. Dag, ferme la porte. Orik, aide-moi à pousser le garde-manger contre la porte." Elle attacha son ceinturon autour des hanches et s'avança vers le meuble imposant. Alors qu'Oriken prenait position à ses côtés, Dagra referma les portes du chalet ainsi que les volets en toute hâte. Jalis et Oriken s'abaissèrent derrière le garde-manger et placèrent leurs épaules contre le meuble. Puis, ils se mirent à pousser mais rien n'y fit. Plantant ses pieds plus fermement, Jalis mit tout son poids dans l'effort et sentit Oriken en faire de même. Le garde-manger racla et grinça sur le plancher, son contenu cliquetant à chaque poussée. Assez vite, ils parvinrent à le coincer fermement contre la porte.

"Il faut qu'on renforce les volets !" Dagra scanna des yeux le contenu de la piГЁce.

Jalis secoua la tГЄte. "Il n'y a rien."

Oriken tordit le bord de son chapeau. "En gГ©nГ©ral, les cravants laissent les humains tranquilles, mais ici, au-delГ  des derniГЁres terres habitГ©es..."

"C'est leur domaine," dit Dagra d'un air sombre. Les cris des crГ©atures se faisaient de plus en plus pressants. Il tira son glaive. "Ils sont sortis des bois."

"Ils nous ont entendus et maintenant ils ont trouvГ© notre odeur." Jalis sortit leur mini arbalГЁte de son paquetage. "Si nous restons silencieux, il se pourrait qu'ils s'en aillent aprГЁs un moment."

Mais les volets sans renforts constituaient le point faible de la dГ©fense du chalet. Jalis chargea et arma l'arbalГЁte, puis se tint prГЄte derriГЁre les deux hommes alors que ces derniers prenaient position prГЁs des volets. Ils attendirent en silence, Г©coutant les cravants bondir Г  travers la clairiГЁre, leurs cris gutturaux rГ©sonnant vaguement comme ceux des singes propres Г  l'extrГЄme sud de l'Arkh. Jalis pouvait les imaginer dehors, leurs mГўchoires proГ©minentes armГ©es de chaotiques amas de crocs et cette deuxiГЁme paire d'yeux plus petits, telles des billes d'obsidienne sur les cГґtГ©s de leur tГЄte. Le cravant Г©tait une bГЄte hideuse mais en dГ©pit de son apparence, Oriken avait raison, ces primates qui chassaient en meute avaient tendance Г  Г©viter les humains, prГ©fГ©rant rester invisibles et Г  couvert dans les profondeurs des bois. Mais ici, aux confins du Plateau de Scapa, il Г©tait possible que ces cravants n'aient jamais vu d'humains, les habitations les plus proches se trouvant Г  une demi-journГ©e de marche vers le nord.

Quelque chose s'Г©crasa Г  l'extГ©rieur et Jalis imagina les crГ©atures se prГ©cipitant dans la premiГЁre des maisons, suivant l'odeur des hommes mais ne trouvant qu'un cadavre mort depuis longtemps. Le bruit Г©touffГ© des pieds et des poings martelant le sol s'approcha du chalet et, malgrГ© elle, Jalis tressauta lorsque des poings s'abattirent contre la porte, le bois partant en Г©clats lorsqu'il heurta le garde-manger. Les cravants rugissaient, sentant la proximitГ© des sabreurs.

Le meuble bougea d'un pouce. Au-delГ  du seuil, la crГ©ature assaillante grogna de frustration et frappa plus fort contre la porte. Une charniГЁre explosa de son support et une Г©troite ouverture apparut. Au travers, Jalis vit un corps massif recouvert d'une masse de poils noirs. Le cravant Г©tait de la mГЄme taille que Dagra, un peu plus court que Jalis. Un Е“il noir et rond scruta Г  l'intГ©rieur puis le cravant se mit Г  rugir.

Jalis dГ©cocha son carreau. C'Г©tait un bon tir. Le projectile traversa l'ouverture et se ficha directement dans la gueule de la crГ©ature. Elle hurla de douleur et s'Г©loigna en titubant. Une autre prit sa place et Jalis rГ©arma son arbalГЁte.

D'un regard, Oriken lui enjoignit d'attendre, tandis qu'il alla rapidement planter son sabre entre la porte et le cadre, portant plusieurs coups dans la masse du cravant. La crГ©ature rugit et frappa le cadre de la porte de son coup de poing recouvert de pelage gris. Les serres Г©paisses qui formaient ses doigts se glissГЁrent dans l'ouverture. D'un coup, Oriken abaissa son sabre, faisant une profonde entaille dans les doigts de la crГ©ature et en amputant un. La crГ©ature en furie retira sa main et lГўcha un rugissement monstrueux. Oriken battit en retraite et Jalis dГ©cocha son carreau. Le primate poussa un grognement et tomba Г  terre. Dehors dans la clairiГЁre, de sombres masses en mouvement convergeaient vers le chalet.

Des poings claquГЁrent contre les volets. De la poussiГЁre s'Г©chappa des fissures entre les planches. Dagra prit du recul et brandit son glaive alors que les volets partirent en Г©clats. La forme sombre d'un cravant emplit l'ouverture, sa poitrine bandГ©e de muscles ondulait alors qu'il leva les bras et poussa un rugissement.

Jalis prit un autre carreau et le fit glisser dans l'arbalète, tout en observant la créature levant son bras et se préparant à balayer Dagra d'un coup. Armant l'arbalète en toute hâte, elle appuya sur la détente et le carreau partit s'enfoncer dans l'un des quatre yeux de la créature. Dagra s'esquiva et planta son glaive dans le bras qui s'élançait vers lui. Le cravant s'empara de son visage, arrachant le carreau de son œil.

Il n'y avait pas grand-chose que Jalis pГ»t faire Г  part charger l'arbalГЁte, mais elle avait un nombre limitГ© de carreaux. Il n'y avait pas non plus assez de place Г  la fenГЄtre pour que les deux hommes puissent y assurer une bonne dГ©fense sans risquer de se blesser l'un l'autre. Il leur fallait une nouvelle tactique.

"Du feu !" cria Jalis. "Il y a une vieille torche sur le mur."

Oriken se précipita. Il s'empara de la torche et en plongea la tête dans l'âtre maintenant en feu. Les flammes prirent et il courut vers Dagra alors que le cravant blessé se préparait à une attaque. Alors que la bête se concentrait sur Dagra, Oriken lui planta la torche en feu dans le visage. Elle émit un hurlement perçant et se jeta dans la poussière pour tenter d'éteindre les flammes. Alors qu'elle se remettait sur pied, Jalis lui tira un carreau dans la tête. Le cravant hurla et s'éloigna en chancelant, fit plusieurs pas en titubant à travers la clairière, puis s'effondra au sol. Les hurlements se firent plus rares, de même que les mouvements de la créature, ce qui permit aux flammes de se propager.

Les autres cravants se recroquevillГЁrent dans les tГ©nГЁbres, leurs yeux noirs scintillant comme des billes de feu. L'un d'eux tenta de s'approcher et Oriken brandit sa torche en sa direction. Les flammes lui lГ©chГЁrent le bras et le cravant balaya la torche d'un coup, faisant tomber la tГЄte et expГ©diant le brГ»lot rouler sous la palette fourrГ©e de foin.

Alors que la puanteur de pelage brГ»lГ© et de chair rГґtie s'engouffrait Г  travers les ouvertures, Dagra planta son glaive dans l'Г©paule de la crГ©ature. Elle alla s'affaler en arriГЁre contre son compagnon Г  terre. Les flammes qui consumaient la premiГЁre s'emparГЁrent de la seconde et, dans un cri d'agonie, elle sauta sur ses pattes et partit en bondissant vers le reste de la meute, les envoyant tous vers les bois. Le cravant en feu boita autour du chalet et les cris de la meute s'Г©vanouirent alors qu'ils disparaissaient vers les profondeurs des bois.

La palette Г©tait en feu, de la fumГ©e envahissait la piГЁce. Oriken avait sauvГ© son paquetage et son matelas juste Г  temps et il s'occupait du reste de leur Г©quipement.

"Par les volets," cria Dagra, en hurlant en direction de Jalis et d'Oriken. "Maintenant !"

Ils s'emparГЁrent de leur paquetage et Jalis grimpa Г  travers les volets derriГЁre Dagra. Il n'y avait aucun signe de la meute de prГ©dateurs, Г  l'exception de celui qui Г©tait maintenant immobile au sol, quelques flammes parsemant son dos. Oriken se hissa Г  travers les volets ouverts, haletant de douleur alors qu'il glissa son sabre dans son fourreau.

"Tu saignes," dit Jalis.

Il jeta un coup d'Е“il Г  la dГ©chirure de sa chemise sur son avant-bras. Attrapant la manche, il la dГ©chira de l'Г©paule et se l'attacha autour de sa blessure. "Je m'occuperai de Г§a plus tard. Pour l'instant, il faut qu'on s'Г©loigne d'ici."

Alors que les trois couraient vers la Route du Royaume, Jalis pensa avec amertume : Une balade Г  la campagne. Au-dessus d'eux, le ciel brillait de pans Г©toilГ©s pendant que, derriГЁre eux, l'enfer du chalet en flammes rugissant dans la nuit s'Г©loignait dans le lointain et qu'ils s'enfuyaient Г  travers la bruyГЁre.


Chapitre Trois

Tout ГЂ Moi






"C'est Г§a," dit Wayland en s'accroupissant Г  cГґtГ© de Demelza. "ContrГґle ta respiration. Suis le lapin avec ton arc. LГ , tu retiens, tu armes et tu vises. Et une fois que tu es sГ»re, tu lГўches."

ГЂ une courte distance et lГ©gГЁrement sur le cГґtГ© du Gardien et de la fille, Eriqwyn avait les bras croisГ©s et observait Demelza et le lapin. Elle va le rater, pensa-t-elle avec agacement. Son corps est crispГ© et elle n'est pas totalement concentrГ©e. Г‰touffant un soupir, elle secoua la tГЄte. Je suis PremiГЁre Gardienne, je ne devrais pas avoir Г  perdre mon temps avec celle-ci ; Г§a demande trop de patience pour faire entrer quoi que ce soit dans sa tГЄte.

Cinquante mГЁtres plus loin, le lapin sortit de derriГЁre le buisson qui l'avait partiellement cachГ©. Il s'arrГЄta, renifla l'air et dirigea son regard droit sur Demelza et Wayland. La fille dГ©cocha sa flГЁche qui traversa l'air ensoleillГ© et se ficha dans l'herbe plusieurs mГЁtres avant sa cible. Le lapin disparut dans un saut. Furieuse, Demelza le suivit du regard alors qu'il s'Г©chappait dans la lande. Eriqwyn ramassa son arc posГ© au sol et marcha dans leur direction.

Les yeux de Wayland s’écarquillèrent et il se releva. "Ah ! Tu as vu ça ? Tu ne l'as pas eu avec ta flèche mais on dirait bien que ce pauvre animal soit mort de trouille !"

Eriqwyn se retourna. Le lapin s'Г©tait rapidement Г©loignГ© mais il gisait maintenant immobile, son ventre blanc couchГ© dans l'herbe courte. Elle marcha vers la frГЄle crГ©ature et la toucha de sa botte. Elle s'agenouilla et posa une main sur sa poitrine. Son cЕ“ur s'Г©tait arrГЄtГ© et son Е“il brun pointait aveuglГ©ment vers elle. Wayland avait raison ; l'animal Г©tait mort de peur.

Elle le saisit par la queue et se dirigea vers Demelza. "Ton trophГ©e," dit-elle Г  la fille en lui tendant le lapin. "Mais il ne compte pas. Tu dois te concentrer davantage. OГ№ avais-tu la tГЄte ? Tu pensais Г  ta cible ou Г  autre chose ? J'ai l'impression qu'une partie de ton esprit Г©tait ailleurs." Elle regarda Wayland. "Demelza a besoin de plus d'entraГ®nement sur cibles fixes jusqu'Г  ce qu'elle apprenne Г  se concentrer totalement."

Wayland haussa lГ©gГЁrement les Г©paules et hocha de la tГЄte. "Si tu le dis."

"Et toi ?" Eriqwyn pencha la tГЄte en direction de Demelza. "Qu'attends-tu pour aller rГ©cupГ©rer la flГЁche que Wayland t'a gГ©nГ©reusement laissГ© utiliser ?"

Le regard de Demelza semblait aussi funeste que celui du lapin quand il Г©tait en vie et aussi vide que quand il Г©tait mort. Tendant son arc Г  Wayland, elle partit en courant rГ©cupГ©rer la flГЁche.

Eriqwyn soupira ; Wayland lГўcha dans un souffle : "Ah, Queenie. Tu es trop dure envers la petite. C'est vrai qu'elle n'est pas la plus futГ©e du village mais elle n'est pas sans talent."

"Et quel talent... Je suis PremiГЁre Gardienne du Ruisseau du Vairon et je ne devrais pas perdre mon temps Г  chercher oГ№ ses talents se cachent."

"Et qu'en est-il de moi ? Linisa et moi sommes tes seconds pour ce qui est de la protection du village. Est-ce vraiment indigne d'un Gardien d'aider un jeune Г  devenir chasseur ? Bien sГ»r que non. C'est comme Г§a qu'on perpГ©tue le cycle et que le village reste fort."

Eriqwyn aspira l'air Г  travers ses mГўchoires serrГ©es. "Pas besoin de me sermonner, mon vieux. Je sais tout Г§a. Mais cette fille..." Son regard fixait Demelza alors qu'elle retournait vers eux. "Elle est maudite du jour oГ№ elle est nГ©e. Il y a quelque chose en elle... Elle n'a ni mon affection, ni ma confiance. Tu en as vu beaucoup des lapins qui meurent de frousse comme Г§a ?"

"Г‡a arrive."

"Deux fois en deux semaines ? De la mГЄme fille ?" Elle se retourna vers Wayland et le fixa du regard, mais ses yeux s'adoucirent quand ils rencontrГЁrent le regard paisible de Wayland. "Continue Г  l'entraГ®ner mais garde les rapports de progression pour toi. Je n'ai aucune hГўte de savoir comment elle peine, ni d'entendre combien de crГ©atures elle aura tuГ©es d'un simple regard."

Wayland sourit et se tourna vers la fille qui arriva jusqu'à eux, la flèche dans sa main. "Qu'as-tu appris aujourd’hui ?" lui demanda-t-il.

Le regard de Demelza alla de Wayland Г  Eriqwyn, puis d'Eriqwyn Г  Wayland. Sa bouche sembla fonctionner sans bruit avant qu'elle ne rГ©ponde. "J'ai appris..."

Eriqwyn fronça les sourcils. "Alors ?"

"J'ai appris Г ..."

Oh, pour l'amour des dГ©esses, pensa Eriqwyn.

"RГ©flГ©chis Г  la question," dit Wayland, faisant montre de patience.

Demelza regarda le lapin que Wayland tenait dans sa main puis, aprГЁs un long moment, elle dit : "J'ai appris qu'un lapin est moins intelligent que Melza." Eriqwyn Г©touffa un soupir et tourna les talons. Alors qu'elle s'Г©loignait, elle entendit Demelza ajouter : "Ben, il est toujours mort."






"Un marГ©cage," grommela Oriken en libГ©rant sa botte du bourbier dans un bruit de succion. Il jeta un coup d'Е“il devant lui, une plaine dГ©gagГ©e, des arbres Г©pars et tordus, des touffes de roseaux et d'herbes qui parsemaient le paysage. "C'est bien ce qu'il nous fallait."

Des nuages s'étaient amassés et l'air s'était empli d'une fine brume. Le marais était infranchissable, à moins d'aller y patauger, un risque qu'Oriken ne voulait pas prendre. C'est notre sixième jour de voyage et on n'est même pas à mi-chemin, pensa-t-il, fronçant les sourcils en regardant sa botte couverte de boue. C'était leur premier obstacle, si on ne comptait pas ces putains de primates. Sous le bandage de son avant-bras, l'égratignure laissée par la griffe du cravant commençait à lui démanger.

"Il va falloir contourner," dit Jalis en s'asseyant dans les buissons qui avaient envahi les ruines de l'ancienne route pour retirer ses chaussures. "Tu as dit au sud, puis Г  l'ouest, c'est Г§a ?"

"Ouais." Oriken se frotta le menton piquant de barbe pour Г©viter de se gratter l'avant-bras. "La distance vers la cГґte est beaucoup plus courte Г  l'ouest qu'Г  l'est. ГЂ plus ou moins une trentaine de kilomГЁtres Г  partir d'ici."

Dagra souffla. "Et Г  quoi Г§a nous sert de le savoir ?"

Oriken haussa les Г©paules, saisit son chapeau par son rebord et l'enleva. "Si on part vers l'est, Г§a nous rajouterait des jours, peut-ГЄtre mГЄme une semaine entiГЁre, Г  notre voyage. Et puis, je prГ©fГ©rerais avoir Г  traverser un littoral rocheux et des plages, plutГґt que patauger dans une tourbiГЁre."

"Passons par l'ouest, alors," dit Jalis en retirant ses chaussures de son sac pour les enfiler Г  nouveau. "Г‡a ne nous sert Г  rien de savoir sur quelle distance s'Г©tend le marais. On en suivra le bord d'aussi prГЁs qu'on le peut." Elle tendit la main Г  Oriken pour qu'il l'aide Г  se relever.

"Et si Г§a nous menait tout droit vers l'ocГ©an ?" demanda Dagra. "Tu parles d'une aubaine !"

Oriken passa une main dans sa chevelure abondante, puis il remit son chapeau tout en en tiraillant le bord. "Dans ce cas-lГ , on fera demi-tour et on repart vers l'est. Pourquoi envisager le pire, Dag ? Ce n'est dГ©jГ  agrГ©able pour aucun de nous. Faudrait que tu y mettes un peu du tien."

Dagra bougonna quelque chose dans sa barbe et lança un regard noir à travers la lande marécageuse.

"Qu'est-ce que tu dis ?"

"Rien. Rien du tout." Dagra marcha vers l'ouest en bordure du marais, un masque de contrariГ©tГ© plaquГ© sur le visage.

Se mettant en marche derriГЁre lui, Oriken jeta un coup d'Е“il vers Jalis. "Il est trop crispГ©. S'il y avait un quelconque sanctuaire aux Dyades dans le coin, Г§a lui remonterait le moral en moins de deux."

Jalis hocha la tГЄte. "Je commence Г  me rendre compte combien Г§a lui coГ»te de s'ГЄtre joint Г  nous. Je n'avais pas idГ©e de ce que Г§a lui ferait quand on Г©tait Г  la taverne."

"Il s'en remettra. Sa foi est la plus forte que je connaisse, Г  mon propre agacement, je dois le dire. Je lui donnerai un coup de main."

"J'espГЁre que tu as raison," dit Jalis, "bien qu'Г  t'entendre, on dirait que tu places ta foi dans la foi de Dagra."

Oriken Г©mit un rire tranquille. "Tu m'as bien eu, lГ ."

L'aprГЁs-midi passa lentement. La pluie, bien que lГ©gГЁre, Г©tait incessante. Jalis et Dagra avaient remontГ© le capuchon de leurs manteaux tandis qu'Oriken avait revГЄtu sa veste en cuir de nargut. Г‡a le tenait au chaud et il Г©tait sec. Dagra les rejoignit et marcha de l'autre cГґtГ© de Jalis, tous les trois longeant les bords du marais. Ils ne parlaient pas beaucoup ; Oriken se surprit Г  se demander ce qui pouvait bien les attendre. Ils n'Г©taient qu'Г  deux jours de marche de toute civilisation mais, en dГ©pit du paysage familier qu'Г©tait Himaera, le Plateau de Scapa avait une atmosphГЁre distincte. Le paysage dГ©gagГ© lui donnait un sentiment de libertГ© mais le mettait Г©galement mal Г  l'aise, comme si la terre elle-mГЄme sentait leur prГ©sence et les considГ©rait comme des intrus. Ce qui, bien sГ»r, ne faisait aucun sens.

Sans doute l'humeur de Dag qui dГ©teint sur moi, pensa-t-il, puis il secoua la tГЄte. Voyager et se retrouver dans la nature du jour au lendemain n'Г©tait nouveau pour aucun d'eux ; mais de pГ©nГ©trer chaque jour un peu plus dans une vaste rГ©gion inhabitГ©e, une rГ©gion que les vivants avaient dГ©sertГ©e et abandonnГ©e au passГ©, il ne parvenait pas Г  faire taire l'apprГ©hension qui s'emparait de lui. Y avait-il vraiment une citГ© de l'autre cГґtГ© des Terres Mortes ? Si c'Г©tait le cas, alors ce devait ГЄtre une coquille vide, en ruine et envahie par la vГ©gГ©tation.

Comme il avançait péniblement, la pluie battit plus fort et martela le bord de son chapeau. Alors que Jalis et Dagra marchaient en silence à ses côtés, perdus dans leurs pensées, Oriken se prit à penser à la légende de Lachyla. L'histoire de la cité était vague et embellie de légendes mais, quatre ans plus tôt, Oriken l'avait entendue savamment racontée par un Tisseur de Contes à la Folie de l'Aulne. À l'époque où Oriken et Dagra n'étaient encore que des débutants de la guilde et de nouveaux pensionnaires de la Folie de l'Aulne, ils vivaient dans la maison de la guilde avec Maros, Jalis et le reste des sabreurs, du temps où le Camelot Solitaire appartenait encore à Alderby. Le Tisseur s'y était arrêté une nuit.

Juste aprГЁs minuit, dans la grande salle de la taverne, l'air Г©tait lourd de la fumГ©e de bois, de biГЁre et de dur labeur. Les sabreurs Г©taient regroupГ©s Г  leurs tables prГЁs de la seule porte d'entrГ©e. Oriken se souvenait avec une pointe de tristesse pour son mentor et ami sang-mГЄlГ© que Maros devait se pencher pour passer par cette porte, avant mГЄme que la lyakyn n'ait attaquГ© sa jambe. Un Г©tranger entra par la porte et jeta un coup d'Е“il autour de la grande salle. Lentement, le silence s'abattit sur la piГЁce. L'homme, d'Гўge moyen, Г©tait aussi grand qu'Oriken. Il se dirigea vers le bar, Г©carta d'un geste les pans arriГЁre de son pardessus bleu et brun et, d'un saut, se percha habilement sur le comptoir.

Depuis sa barbe sel et poivre soigneusement entretenue émergea le sourire de l'énigmatique Tisseur de Contes. Son regard glissa sur les visages captivés des clients silencieux. Ses yeux étaient vivaces. Son menton, légèrement en avant, démontrait une calme assurance. Tandis que le feu crépitait dans l'âtre, il lissa les plis de son pardessus et commença à tisser un conte...

ГЂ l'Гўge d'or de l'Г‰poque des Rois, Lachyla Г©tait une ville forteresse vibrante de vie et d'activitГ©s, d'une puissance et d'une suprГ©matie Г  nulles autres pareilles Г  Himaera. Son peuple cГ©lГ©brait la mort par des cГ©rГ©monies Г©laborГ©es dans les somptueux jardins funГ©raires. Les murs imposants du cimetiГЁre constituaient la premiГЁre ligne de dГ©fense de la citГ© ; quelques dГ©cennies auparavant, une armГ©e d'envahisseurs avait franchi les portes, ou du moins pensait avoir rГ©ussi, pour finir cernГ©e de tous cГґtГ©s par des archers. Les jours de guerre touchaient Г  leur fin mais, en une seule gГ©nГ©ration, le grand Г©chiquier des royaumes se vit transformГ© par la mortalitГ© Г©phГ©mГЁre des hommes, lorsqu'une nouvelle seigneurie Г©mergea des coulГ©es de sang d'une seigneurie prГ©cГ©dente. L'Гўge d'or des monarques Г©tait vouГ© Г  une fin calamiteuse, en grande partie, par les actes d'un seul homme.

Le dernier roi de Lachyla fut Mallak Ammenfar. Au grand dam des souverains tyranniques de l'époque, Mallak était un roi droit et juste, et il réussit très vite à nouer des alliances avec ses voisins du nord. Dans les premiers jours de son règne, Himaera vivait dans une paix précaire mais, peu à peu, ses talents de diplomate suscitèrent une paranoïa grandissante. Déterminé à faire de Lachyla un état-cité autonome, il commença par fermer les voies commerciales vers les royaumes les plus au nord et établit des restrictions aux déplacements des citoyens. Mallak négligea les colonies les plus éloignées du Royaume de Lachyla et se concentra sur la cité fortifiée.

ГЂ la mort de sa mГЁre, il s'isola et passa le plus clair de son temps dans le sanctuaire du chГўteau. Personne ne sut ce qu'il y faisait, pas mГЄme la reine.

PrivГ© du commerce des mГ©taux, des pierres et d'autres ressources prГ©cieuses, les royaumes du nord tombГЁrent dans le dГ©clin et les tensions s'accrurent dans tout le territoire.

Un jour, des marchands et des émissaires tentant de visiter Lachyla depuis ses voisins alliés rentrèrent chez eux, rapportant la nouvelle selon laquelle les portes de la cité étaient fermées et que personne ne les gardait. Au-delà des portes, dirent-ils, les jardins funéraires de Lachyla ainsi que le grand Litchway, l’Allée des Morts-Vivants, autrefois lieu d'incessantes activités paisibles, étaient déserts jusqu'à la ville proprement dite, et qu'il n'y avait aucune famille en deuil, ni aucun gardien en vue. L'entrée avait été interdite à tous les étrangers, même aux sujets des colonies et forteresses périphériques de Lachyla. Aucun des citadins ne fut autorisé à sortir.

Les rois d'Himaera abandonnГЁrent Lachyla Г  son sort et, sur l'avis de leurs Г©missaires, dГ©cidГЁrent de ne pas entrer en guerre. Quelque chose de surnaturel s'Г©tait abattu sur la ville. MГЄme les oiseaux modifiГЁrent leur trajectoire pour ne pas voler au-delГ  des murs, sentant peut-ГЄtre la malignitГ© qui flottait sur le cimetiГЁre, sur les arbustes et les pelouses flГ©tries, sur la terre retournГ©e des tombes...

Ce que le roi faisait secrГЁtement dans le sous-sol du chГўteau, pas Гўme qui vive n'en fut tГ©moin. Mais Valsana, l'ancienne divinitГ© d'Himaera, n'avait que faire de ces restrictions. La dГ©esse de la vie et de la mort rГ©gnait Г  part et suprГЄmement sur tous les dieux des LiГ©s et des Non-LiГ©s et depuis bien avant l'Г©poque bГ©nie des Dyades.

Valsana vit dans les actions du roi la soif d'un pouvoir au-delГ  de son rang et elle le jugea coupable d'aspirer Г  ГЄtre divin. Sa vengeance s'abattit non seulement sur Mallak mais aussi sur tous ceux qui se trouvaient Г  l'intГ©rieur des murs de la ville.

Elle rappela les habitants des jardins funГ©raires de leurs lieux de repos. Les ancГЄtres envahirent la ville et s'en prirent Г  leurs descendants qui Г©taient trop terrifiГ©s pour se dГ©fendre. BientГґt, tous les habitants de la ville, hommes, femmes et enfants, rejoignirent leurs Г©pouvantables semblables.

Quand le roi vit que sa ville sombrait dans le chaos, il ordonna au dernier de ses gardes de fermer les portes du chГўteau de l'intГ©rieur. La premiГЁre nuit, alors que les gГ©missements des morts entouraient le chГўteau, le cЕ“ur d'une vieille servante s'arrГЄta face Г  cette horreur. Elle mourut doucement et revint Г  la vie tout aussi doucement. L'un aprГЁs l'autre, tous les serviteurs du roi subirent le mГЄme sort, puis ce fut le tour de sa famille et, enfin, des membres de sa garde, jusqu'Г  ce que seul Mallak restГўt. Pour les vivants, le chГўteau fut leur ultime sanctuaire. Pour les morts sans repos, ce fut leur Г©ternel tombeau.

Mallak s'enferma dans la salle du trГґne et s'assit sur le siГЁge richement dГ©corГ©, Г©coutant les grattements aux portes de sa famille et de ses sujets trГ©passГ©s. AprГЁs un moment, ils s'Г©garГЁrent et le laissГЁrent seul. Il y avait sur la table de la salle du trГґne un modeste festin mais la nourriture Г©tait gГўtГ©e, le vin avait tournГ© Гўcre, et le roi fut pris de dГ©sespoir lorsqu'il rГ©alisa la puissance de la malГ©diction de la dГ©esse.

Les jours passГЁrent et, sans eau ni nourriture, Mallak s'affaiblit. Il se mit Г  manger les fruits pourris et Г  boire le vin gГўtГ© mais son estomac ne pouvant supporter ni l'un ni l'autre, et il vomit tout ce qu'il avait avalГ©.

Le temps se perdit dans la salle du trГґne sans fenГЄtre, marquГ© seulement par son sommeil agitГ© sur le sol froid en pierre. AssoiffГ© et affamГ©, Mallak maudit le nom de la dГ©esse pour ce qu'elle lui avait infligГ©.

Dans son profond dГ©sespoir, il finit par comprendre ses erreurs. Tout ce qu'il avait voulu Г©tait de protГ©ger sa citГ© et son peuple du poison des autres royaumes, mais cette protection les avait Г©touffГ©s. Les ennemis de Lachyla ne hantaient plus les royaumes himaeriens. Les crГ©atures qui erraient dans les rues et dans les couloirs du chГўteau n'Г©taient pas les vrais monstres. Le vrai monstre, il le savait, s'Г©tait enfermГ© dans la salle du trГґne.

"Valsana, aie pitiГ©," murmura Mallak d'une voix rГ©duite Г  un petit croassement sec. Mais aucune pitiГ© ne vint. Sur son trГґne, il se lamenta et mГЄme le dГ©sespoir l'abandonna. TourmentГ© par les murmures des morts, le Roi Mallak Ammenfar passa de vie Г  trГ©pas.

La dГ©esse lui avait donc accordГ© ce qu'il avait tant convoitГ©. Le cadeau qu'elle lui fit fut la domination sans partage sur Lachyla, sans mГЄme la finalitГ© de la mort pour l'usurper, car le seul maГ®tre de l'Г©ternitГ©... est la mort elle-mГЄme.

"Nous avons besoin d'un abri", dit Jalis de sous son capuchon, ramenant Oriken au présent. "Les nuages s'’épaississent et la pluie redouble."

"Si mes yeux ne me trompent pas," dit Dagra, "c'est peut-ГЄtre un refuge lГ  juste Г  l'horizon." Il pointa un doigt dans le paysage brumeux.

Oriken pouvait juste distinguer les formes de plusieurs petites habitations Г  travers le mur de pluie. "C'est bien notre veine."

"Ouais", souffla Dagra. "Peut-ГЄtre bien."

Comme ils reprirent leur marche, Jalis dit : "Au moins, sans forГЄt autour, il n'y aura pas de cravants cette fois-ci."

Dagra approuva d'un grognement. "Restons sur nos gardes, cependant. Qui sait quelles autres surprises les Terres Mortes peuvent nous rГ©server."

L'estomac d'Oriken gargouilla. Un toit et un peu de repos sont les bienvenus, mais je prГ©fГ©rerais un lapin rГґti. Je n'ai pas vu la moindre trace de ce qu'on pourrait appeler un repas. Mais comme ils approchaient des bГўtiments, ses espoirs s'amenuisГЁrent. Les trois cabanes en bois Г©taient Г  un stade avancГ© de dГ©labrement, et plusieurs constructions, plus petites, n'Г©taient guГЁre plus que des tas de bois en dГ©composition. Les toits Г©taient partiellement effondrГ©s, les portes manquaient ou Г©taient Г  moitiГ© enfoncГ©es dans le sol, et l'intГ©rieur des bГўtiments Г©tait envahi par la vГ©gГ©tation et l'eau.

Oriken dГ©gaina son sabre et se dirigea vers la cabane la plus Г©loignГ©e, laissant Dagra et Jalis inspecter les bГўtiments les plus proches. Une brГЁve inspection confirma qu'ils ne pourraient pas s'en servir comme abri et qu'il n'y avait rien qui vaille la peine d'ГЄtre rГ©cupГ©rГ© des restes des meubles vГ©reux qui s'y trouvaient. Il s'approcha du cГґtГ© effondrГ© de la cabane, serpentant entre les dГ©bris recouverts de mousse. DerriГЁre le bГўtiment, plusieurs arbres courts et Г©pineux poussaient au pied d'une butte Г  l'abri du vent ; derriГЁre ceux-ci, il vit contre le flanc de la colline une ouverture faite de main d'homme, dont les poutres en bois Г©tait gondolГ©es.

"Il y a une mine par ici !" cria-t-il par-dessus son son Г©paule.

Jalis apparut un instant plus tard. "Fais attention."

Oriken inspecta l'entrée de la mine et regarda à l'intérieur. Avec un haussement d'épaule, il franchit le seuil. Les premières poutres portantes étaient visibles sur une courte distance ; puis, le reste du tunnel s'enfonçait dans les ténèbres. Il entra de quelques pas puis s'accroupit pour tâter le sol de ses doigts. Rassuré que le sol fut sec, il fit tomber son bardas par terre et posa son ceinturon par-dessus, puis il s'assit en s'adossant à la paroi du tunnel.

Jalis se prГ©cipita dans l'entrГ©e et repoussa sa capuche avec un soupir. Un instant plus tard, Dagra entra derriГЁre elle, secouant les gouttes de pluie de son manteau. Dehors sur la lande, le vent soufflait et la pluie tombait plus fort.

Une fois dГ©barrassГ©e de son Г©quipement, Jalis s'assit les jambes croisГ©es Г  cГґtГ© d'Oriken. "DГЁs que la pluie s'arrГЄtera, on repartira."

"LГ  oГ№ il y a une mine, il devrait se trouver un village non loin," dit Oriken.

Dagra Г©mit un grognement indistinct. "Ce village sera dans le mГЄme Г©tat que ces cabanes de mineurs au dehors. Ces maisons aux abords n'avaient l'air dГ©sertГ©es que depuis quelques dГ©cennies mais cette mine a Г©tГ© abandonnГ©e depuis au moins cent ans."

"Il a raison," dit Jalis. "Pas grand-chose Г  en attendre. Et puis, les bois ici sont beaucoup plus clairsemГ©s ; ce qui est bien, c'est qu'on a peu de chance d'y rencontrer des cravants."

"VoilГ ," marmonna Dagra en passant devant eux. "Plus de surprises. Moi, Г§a me va." Il laissa tomber son bardas contre le mur et s'assit Г  cГґtГ©, posant son glaive sur son giron.

Oriken observait les bГўtiments en ruines dehors. Il se demandait comment pouvaient bien ГЄtre les mineurs de l'Г©poque, s'ils avaient Г©tГ© comme son pГЁre. Gonflant ses joues, il regarda dans la direction opposГ©e, dans les tГ©nГЁbres du tunnel. "Eh, attendez," souffla-t-il. "Est-ce que... Dag, fais attention !"

Une forme s'élança vers Dagra. Il se remit sur pied en un éclair pour faire face à l'attaque, coupant l'air de son épée en direction de la forme sombre. Avec un grognement, l'attaquant attrapa Dagra par le cou ; celui-ci planta son glaive dans l’estomac de son assaillant, imprimant à la grande lame un mouvement vers la poitrine. Les mains autour du cou de Dagra se relâchèrent et son assaillant s'affaissa sur lui. Il arracha la lame de la forme qui s'effondra au sol. Tout cela n'avait pris que quelques secondes, mais Oriken et Jalis avait dégainé leurs armes et se tenaient prêts à les faire tous sortir du tunnel. Le moment s'étira mais rien ne vint. Oriken lança un regard en direction de Dagra dont les yeux fixaient le corps à ses pieds.

Puis, Oriken fit de mГЄme. "Merde," dit-il en dГ©couvrant le corps recouvert d'une peau sale et couverte de plaies, la longue chevelure poisseuse et la barbe hirsute d'un homme nu.

Dagra grogna, marcha jusqu'Г  l'entrГ©e et regarda au dehors dans la pluie.

"Un ermite ?" se demanda Jalis. "Y en a-t-il d'autres au fond de la mine ?"

"Un imbГ©cile, en tout cas", dit Oriken. "Qu'est-ce qui lui a pris ?"

"Nous avons envahi son habitation." Dagra continuait de leur tourner le dos. "Il ne faisait que se protГ©ger."

Jalis secoua la tГЄte. "Nous ne l'avons pas menacГ©," dit-elle Г  Dagra.

"Nous devrions le brГ»ler."

Oriken lança les mains en l'air. "Excellente idée. Je vais aller chercher du bois pour faire du feu. Hein, c'est pas ce qui manque, en plus, il ne pleut pas une goutte."

"TrГЁs bien !" Dagra se tourna vers eux. "Au moins, tirons-le plus vers l'intГ©rieur, si nous devons rester un peu."

"Ouais, Г§a je peux le faire," dit Oriken en essayant de masquer son sarcasme.

Dagra le fixa du regard puis, aprГЁs quelques instants, fit un bref signe de la tГЄte.

Oriken attrapa l'ermite par les poignets et tira le corps vers l'intérieur du tunnel, tout en restant sur ses gardes. L'obscurité était totale, mais les entrées de mine, il les connaissait bien. Cinquante pas plus loin, le tunnel faisait un angle ; il laissa le corps dans le coin. Pendant près d'une minute, il se tint debout là à regarder dans les ténèbres, des pensées tentant de se former à l’orée des émotions qu'il ressentait.

"Orik !" La voix de Jalis retentit dans le tunnel. "Tu vas bien ?"

"Г‡a va," dit-il. Il jeta un dernier regard vers les tГ©nГЁbres et se retourna pour rejoindre ses amis.

"Tu n'avais pas besoin de partir si loin," dit Dagra alors qu'Oriken approchait de l'entrГ©e.

"Je ne suis pas allГ© loin. J'Г©tais juste en train de penser."

"Tu choisis de ces endroits, toi, pour faire de l'introspection," fit Jalis. "Dans une mine abandonnГ©e, dans le noir, Г  cГґtГ© d'un cadavre."

"Un peu de respect s'il te plaГ®t, jeune fille," intervint Dagra. "Cet homme Г©tait vivant il y a encore quelques minutes."

"C'est lui qui nous a attaquГ©s," dit Jalis, "pas nous. Tu t'es dГ©fendu. Tu n'as rien Г  te reprocher."

"Je n'avais pas Г  le tuer."

"Non, mais tu ne pouvais pas savoir s'il était dangereux, ni même s’il était humain, après il aurait été trop tard. Ne te blâme pas pour ça. Nous avons encore du chemin à faire et nous devons rester aussi affûtés que nos armes."

Dagra marmonna une sorte de reconnaissance. "J'aimerais que cette satanГ©e pluie s'arrГЄte, qu'on puisse s'en aller."

Jalis sourit. "VoilГ  qui est mieux."

Oriken s'assit par terre, le dos contre le mur.

Jalis s'assit Г  nouveau prГЁs de lui, les jambes croisГ©es. "Quelque chose qui ne va pas ?"

"Non, rien."

Elle Г©tudia son visage. "Eh, c'est Г  moi que tu parles. Je peux voir ton Гўme."

Il ricana. "Ah pas de souci, je n'en ai pas."

Dagra les rejoignit. "Tu n'es pas obligГ© de croire aux Dyades pour avoir une Гўme," dit-il. "Tout le monde en a une. MГЄme toi."

"Ouais, peut-ГЄtre." Oriken tourna les yeux vers les tГ©nГЁbres de la mine.

"Oui, tout Г  fait," insista Dagra.

"Je ne crois en aucun de tes dieux, Dag. Tu le sais. Ni aux Dyades. Ni au LiГ©s. Ni Г  aucun d'entre eux."

"Eh bien, peut-ГЄtre qu'ils croient en toi."

"Oh, par pitié !" Oriken se remit sur pied et lui lança un regard noir. "Tu ne peux pas arrêter avec ça, juste pour une fois ?"

Jalis se leva et se plaça entre eux. "Je ne sais pas comment vous avez fait pour rester amis toutes ces années," dit-elle, les rabrouant tous les deux d'un regard sévère.

Dagra agita la main avec mГ©pris. "Ouais, moi non plus."

"Moi, je sais," dit Oriken. "Je dois..." puis il dГ©cida de ravaler ses mots et de garder le silence.

Dagra tourna lentement la tГЄte. Il posa sur Oriken un regard sinistre. "Ne t'arrГЄte pas lГ ," dit-il calmement. "Tu penses encore que tu me dois quelque chose ? Ce que j'ai fait pour toi, je l'ai fait trop tard. J'avais eu une chance, je ne l'ai pas saisie. Tu ne me dois rien."

Imbécile ! Oriken se réprimanda lui-même. Tu ne pouvais pas la fermer. "Écoute, Dag, je suis désolé. Ce n'était pas ce que je pensais—"

"Ce n'Г©tait pas ce que tu pensais," se moqua Dagra. "Tu ne pensais pas. C'est bien Г§a, ton problГЁme, Oriken. Tu ne penses jamais." Avec un soupir, il se rassit par terre.

Oriken le regarda mais Dagra garda le silence et ses yeux fixГ©s sur le mur d'en face, ses doigts enserrant le pendentif de son collier. Quand Oriken se tourna vers Jalis, celle-ci le regardait avec calme. Se retenant d'allumer un rouleau de tobah, il secoua la tГЄte et partit errer dans les tГ©nГЁbres. L'atmosphГЁre entre Dag et lui n'avait pas Г©tГ© si tendue depuis longtemps. Cet endroit semblait les atteindre tous les deux.


Chapitre Quatre

Pierres des Temps PassГ©s






"Les filles, qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui ?"

Eriqwyn étouffa un soupir et avala la dernière cuillerée de soupe pour faire taire la réponse désinvolte qu’elle faillit adresser à sa mère.

De l'autre côté de la table, sa sœur lui lança un coup d'œil. "J'imagine que ce sera un jour comme les autres," dit Adri. "Nous sommes contentes que tu sois avec nous pour le petit-déjeuner, Mère. Tu as bien dormi ?"

Leur mГЁre fit un bref hochement de tГЄte envers Adri, puis ses yeux prirent une expression vide et elle se pencha vers sa nourriture.

"La voilГ  repartie dans son monde," murmura Eriqwyn.

Adri se racla la gorge. "Comment s'en sortent les jeunes chasseurs Г  leur entraГ®nement ?"

"La plupart sont prometteurs mais ils ont encore du chemin Г  faire, et ils ne seront chasseurs que lorsque je l'aurai dГ©cidГ© ainsi."

Adri lui lança un regard ferme. "Ma sœur, en tant que chef de cette communauté, voilà une décision qui passera par moi."

Eriqwyn pencha la tГЄte en signe de dГ©fГ©rence. "Bien sГ»r. Mais, dis-moi une chose, Adri. En tant que PremiГЁre Gardienne, recruter les stagiaires relГЁve de ma responsabilitГ© mais, au nom de la lande verte de la dГ©esse, pourquoi as-tu insistГ© pour enrГґler Demelza ?"

"Ah, oui. Demelza." Adri eut un petit sourire forcГ©. "Ton aversion pour cette fille est Г©vidente, je sais que tu ne l'aurais jamais acceptГ©e, autrement. J'avoue qu'il y a quelque chose en elle qui me met Г©galement mal Г  l'aise mais elle est inoffensive et je crois qu'elle a du potentiel."

"Wayland et toi lui trouvez quelque chose que je ne vois vraiment pas," dit Eriqwyn. "Sa progression est lente et son manque d'attention est flagrant."

Adri posa sa cuillГЁre dans son bol vide. "Г‡a ne veut pas dire qu'elle ne peut pas apprendre. Elle vit seule, Eri. Elle s'est montrГ©e autonome depuis la mort de la vieille Ina. Je l'ai vue revenir au village avec des lapins, des faisans et des paniers remplis de crabes. Une fois, je l'ai vue tirer un nargut adulte jusqu'Г  sa cabane."

"Eh bien, je ne sais pas comment elle a fait pour les attraper sans filet, sans piège et sans savoir se servir d’une flèche. Ce qu'elle semble capable d'accomplir n'a rien à voir avec les talents que j'ai pu observer. Je ne pense pas qu'elle a ce qu'il faut." Eriqwyn haussa des épaules. "Peu importe. Wayland en est responsable. Si quelqu'un peut en faire un chasseur, c'est bien lui. Il aime bien Demelza et sa patience est sans égale."

"Wayland est un Gardien Г©mГ©rite. Tout comme Linisa." Adri se leva de sa chaise et se pencha par-dessus la table pour prendre le bol d'Eriqwyn. "ГЂ vous trois, vous ГЄtes sans doute l'Г©quipe de Gardiens la plus compГ©tente que le village ait jamais connue. Le Ruisseau du Vairon est bien protГ©gГ©."

"C'est bon de l'entendre dire, ma sЕ“ur." Mais protГ©gГ©e de quoi donc ? Tandis qu'Adri quittait piГЁce, Eriqwyn se leva et jeta un coup d'Е“il Г  sa mГЁre. "Je sors cueillir des fleurs, Maman," dit-elle, s'en voulant de prononcer ces mots plus par moquerie que par gentillesse.

Sa mГЁre leva les yeux vers elle et croisa son regard. MalgrГ© les annГ©es passГ©es prisonniГЁre de ses souvenirs, pendant un court instant, le fantГґme de la femme qu'elle avait Г©tГ© apparut dans ses yeux. "D'accord, ma chГ©rie," dit-elle avec un lГ©ger sourire. "Amuse-toi bien."

S'amuser. Eriqwyn mГ©dita sur ce mot tout en quittant la piГЁce. Comme si la vie se rГ©sumait, comme avant, Г  sauter Г  la corde et cueillir des fleurs. J'ai grandi, MГЁre. Adri aussi. Г‡a fait longtemps qu'on a oubliГ© ce que c'est de s'amuser.

Alors qu'Eriqwyn marchait le long de l’Allée du Mausolée, son arc à la main, un bourdonnement de voix lui parvenait depuis les portes ouvertes des habitations qui bordaient la rue. La chaleur et l'odeur du métal emplissaient l'air quand elle passa devant la forge. Tan, le plus jeune des deux forgerons, leva la tête et la salua d'un geste de la main. Sans interrompre sa foulée, Eriqwyn répondit d'un bref hochement de tête et poursuivit le long de la rue.

Quand elle parvint Г  la pointe sud du village, une silhouette Г©mergea de derriГЁre une maison. Reconnaissant Shade, Eriqwyn serra les dents. Sa chevelure sombre et lustrГ©e tombait sur les Г©paules de la femme. Le tissu de sa longue robe et des panneaux se croisant sur sa poitrine Г©tait plaquГ© sur son corps par la brise chaude.

Shade s'arrГЄta prГЁs d'une poutre en bois et souleva une main pour la poser doucement sur le bois lisse. "Bonjour Eri," ronronna-t-elle. Ses yeux bruns scintillaient dans le soleil du matin.

Eriqwyn tenta de passer devant elle mais Shade lui toucha l'Г©paule et elle s'arrГЄta. "Qu'est-ce que tu veux ?" dit Eriqwyn d'un ton cassant.

Shade sourit. "Que d'hostilitГ©. Tu sais que j'aime Г§a chez une femme. Г‡a fait longtemps que je ne t'ai pas vue, Eri. Est-ce que tu m'Г©vites ?"

"Je n'ai pas Г  t'Г©viter," dit Eriqwyn d'un ton acerbe. "Et ne m'appelle pas Eri. Nous ne sommes pas proches."

"C'est d'autant plus triste." La voix de Shade dГ©bordait de sensualitГ©, tout comme son apparence. "Comment prГ©fГ©rerais-tu que je t'appelle ? PremiГЁre Gardienne ?"

"Ce serait acceptable."

"Tant de formalitГ©s," la sermonna Shade. "Je pensais que nous avions dГ©passГ© cela. AprГЁs ce que nous avons partagГ©, je dirais que toi et moi sommes plus... intimes que la plupart des gens du Ruisseau du Vairon." Ses yeux Г©taient fixГ©s sur le corps d'Eriqwyn.

Eriqwyn jeta un regard dans la rue pour s'assurer que personne ne les entendrait. "Il n'y a pas d'intimitГ© entre toi et moi," dit-elle avec force. "Et si jamais il y en avait eu, elle n'existe plus depuis longtemps. Je sais ce que tu es, Shade. Une pierre prГ©cieuse, belle mais froide."

Shade s'approcha d'une dГ©marche chaloupГ©e. Ses doigts glissГЁrent depuis l'Г©paule d'Eriqwyn et le long de son bras. "Ai-je l'air froide ?" Elle se tint plus prГЁs. "Ou plutГґt chaude ? Te souviens-tu de Г§a, Eri ? Tu devrais venir me rendre visite un jour, je pourrais te rappeler comme je peux ГЄtre agrГ©able Г  la vue et au toucher."

Agacée, Eriqwyn lui lança un regard noir et se dégagea de sa main. "Tu t'adresses à moi avec le respect qui est dû à ma position."

"Oh," dit Shade avec un sourire sГ©duisant, "mais je respecte tout Г  fait ta position." Elle glissa le bout de sa langue entre ses dents. "Toutes tes positions."

Eriqwyn l'Г©carta de son chemin et partit en trombe.

"À bientôt !" lui lança Shade.






Avançant dans l'herbe encore détrempée de la pluie de la veille, Dagra saisit son pendentif Avato entre les mains et murmura une prière aux Dyades et aux prophètes. À l'ouest, une chaîne de collines emplissait l'horizon, laissant par endroit deviner l'océan au-delà. À l'est, des roseaux et des herbes marécageuses se dessinaient à travers la lande brumeuse, comme de minuscules clochers d'églises, tandis que des essaims fantomatiques de lucioles flottaient au-dessus du voile blanc.

Ils avaient longé le marais jusqu'à la fin de la journée précédente et, quand il fit finalement place à une terre plus ferme un peu plus au sud, Jalis annonça une pause pour la nuit et ils avaient dormi à la belle étoile. Depuis le lever du jour, ils avaient gardé un rythme régulier, espérant venir à bout de ce vaste marais pour pouvoir retourner à l'intérieur des terres et rejoindre la Route du Royaume. Alors que la première heure du matin se fondait dans la deuxième, puis la troisième, Dagra avait cette impression de plus en plus oppressante qu'une présence emplissait la lande.

Ce n'Г©tait pas les grands espaces qui le tracassaient, ni la possibilitГ© d'un danger physique ; il Г©tait un sabreur aprГЁs tout, et si les choses prenaient un tour qu'il n'aimait pas, il pouvait s'en retourner. Ce qui le troublait, c'Г©tait l'atmosphГЁre impie qui s'Г©tait fait ressentir dГЁs leur entrГ©e dans les Terres Mortes, et qui n'avait fait que s'alourdir. Il pouvait Г  peine percevoir la prГ©sence des Dyades ici Г  l'intГ©rieur du Plateau de Scapa. Son seul espoir Г©tait qu'Aveia entendit encore ses priГЁres et que son compagnon Svey'Drommelach l'Г©coutГўt aussi depuis le Royaume des Esprits ; c'Г©tait dГ©concertant et, Dagra l'admit Г  regret, ironique que ses espoirs l'emportaient sur ses priГЁres dans ce lieu oГ№ les Dyades n'avaient jamais rГ©gnГ©, ce lieu qui Г©tait le domaine d'une dГ©esse primitive que l'on ne vГ©nГ©rait plus depuis longtemps.

"Avant le SoulГЁvement," dit Dagra, plus Г  lui-mГЄme qu'Г  ses camarades, "ils ont arrГЄtГ© de brГ»ler les morts. Ils se contentaient de les enterrer et de les laisser se putrГ©fier." Il frissonna. "Pratique impie."

"Les choses Г©taient semblables dans l'Arkh avant l'Г©mergence des Dyades," dit Jalis. "Dans certaines contrГ©es, les gens enterrent leurs mort sans les brГ»ler, dans ces endroits oГ№ ils prГ©fГЁrent vГ©nГ©rer les LiГ©s et les Non-LiГ©s aux Dyades."

"Quelle que soit la coutume, Г§a ne m'a jamais vraiment posГ© de problГЁme," commenta Oriken. "Ce qui t'arrive aprГЁs ta mort t'importe-t-il autant ?"

"Les morts devraient être brûlés et leurs cendres devraient être dispersées dans le vent," insista Dagra. "On devrait laisser les os retourner à la terre et l'esprit dans les airs." Ajoutant une suite à sa prière en silence, il lâcha son pendentif et regarda au-delà de Jalis vers les hautes terres de l'ouest. À ce moment-là, il aperçut le coin supérieur d'une construction en pierre entre les collines lointaines.

Jalis l'avait également aperçue. Elle s'arrêta et posa son bardas au sol. "C'est un château ?"

"J'en doute," dit Oriken. "Trop petit."

"Ça a l'air plus grand que ce ringfort qu'on avait vu aux abords." Dagra fronça les sourcils en observant ce bloc gris qui était aussi haut qu'il était large. "Pas de fenêtre au niveau inférieur. Qui voudrait bien vivre dans un tel endroit ?"

"Je ne crois pas que Г§a ait Г©tГ© construit pour son confort," dit Oriken. "C'est plus probablement une ancienne garnison."

"Hmm." Jalis avait la carte dans sa main et elle planta son doigt dessus. "C'est lГ . La Citadelle Valekha." Elle Г©tudia la carte. "Г‡a veut dire qu'on est Г  mi-chemin de Lachyla, enfin un peu moins."

"Presque le point de non-retour", marmonna Dagra. "Quand la destination est plus proche que le point de dГ©part, ce qui est raisonnable, c'est d'aller de l'avant."

Oriken dit en soulevant un sourcil. "Est-ce de l'enthousiasme que j'entends ?"

Dagra ronchonna. "De la dГ©termination, plutГґt."

"Attendez." Jalis fixa la forteresse du regard tout en rangeant sa carte et en rГ©ajustant son sac sur l'Г©paule. "J'ai cru voir un mouvement."

"Oui, c'est bien ce que tu as vu," dit Dagra tout en repartant le long du marais. "C'est la traГ®nГ©e de poussiГЁre que je laisse derriГЁre moi. Allez, on s'en va de cet endroit."

"Dag a raison," dit Oriken tout en se dГ©pГЄchant de le rattraper. "On ne sait pas ce qu'il y a lГ -bas, mais ce n'est pas notre destination. AprГЁs les cravants et l'ermite qu'on a rencontrГ©s, je ne suis franchement pas curieux.

Jalis hocha la tГЄte. "D'accord."

Une fois bien éloignés de la forteresse, Dagra lança un regard méfiant par-dessus son épaule.La Citadelle Valekha. Pourquoi avaient-ils des noms aussi sinistres à l'époque ? À mesure qu'ils continuaient, la silhouette de la forteresse se réduisit derrière les collines au-delà desquelles une bande scintillait à l'horizon : le soleil se reflétait sur l'océan. "Il y avait longtemps que je n'avais vu l'Océan Echilan," dit-il avec nostalgie.

"Ouais." Oriken soupira, puis partit d'un grand rire. "Tu te souviens quand on est allГ©s jusqu'au bout du Mont Sentinelle ?"

Dagra hocha la tГЄte. "On est allГ© par-dessus les contreforts pour voir aussi loin que possible au-dessus de l'eau ?"

"On ne pouvait grimper plus haut."

"Et il n'y avait rien que ces satanГ©es vagues Г  perte de vue."

Oriken rit. "C'est vrai. C'Г©tait la fin un peu dГ©cevante d'une aventure autrement gГ©niale. Tes grands-parents Г©taient morts d'inquiГ©tude."

"Ils ne m'avaient plus quittГ©s pendant toute une semaine. Oui, je me souviens."

"Messieurs, je déteste mettre fin à l’évocation de vos souvenirs mais on dirait bien que les marécages sont de retour."

Dagra regarda devant eux et vit qu'elle avait raison. Sa dГ©termination vacilla. Bien que le brouillard des marais se dissipГўt, les signes annonciateurs d'un sol infestГ© de tourbiГЁres Г©taient visibles non seulement sur leur gauche mais aussi devant eux, faisant obstacle Г  leur chemin. ГЂ un demi-kilomГЁtre de distance, une ligne vert sombre de conifГЁres marquait le retour de la terre ferme. "Si on continue vers l'ouest, peut-ГЄtre que les marГ©cages rГ©trГ©ciront aux abords du littoral."

"VoilГ  qui est bien dit." Oriken donna une tape sur l'Г©paule de Dagra. "On trouvera un chemin. On finit toujours par trouver. Pas vrai ?"

"Ouais", grogna Dagra. "On finit toujours par trouver."

Ils finirent par trouver ce qu'ils cherchaient juste Г  l'approche du littoral. ГЂ cinq cents mГЁtre le long du marais, ils trouvГЁrent un passage Г  guГ© fait de troncs d'arbres Г  demi-engloutis qui avaient Г©tГ© jetГ©s sur la surface en rangГ©es de trois.

"Eh bien, voilГ  !" dit Oriken avec un sourire. "Quelqu'un a eu une gГ©nГ©reuse idГ©e."

"Les dieux en soient remerciés," dit Dagra. "Mais je ne vais pas rester à attendre qui a fait ça." Il posa un pied sur le premier tronc à demi-submergé pour tester sa stabilité. "Ça m'a l'air assez ferme." Il avança de quelques pas, trouva son équilibre, puis se dirigea vers le tronc suivant.

Jalis sauta avec légèreté sur le morceau de bois. "Ce passage a l'air vieux de plusieurs décennies, peut-être même d’un bon siècle, et il a probablement été jeté sur les ruines d'un gué plus ancien. Quiconque l'a construit est mort depuis longtemps."

"Cent ans, un jour, les dieux voient l'avenir et mettent les piГЁces en place," dit Dagra. "Ils nous mettent Г  l'Г©preuve mais ils nous aident aussi."

"Eh, Dag," cria Oriken Г  l'arriГЁre. "Je me moque qu'il s'agisse de dieux ou de bergers. Du moment qu'on peut traverser."

Dagra secoua la tГЄte. "Les dieux t'ont envoyГ© Г  moi pour me mettre Г  l'Г©preuve, Orik. Moque-toi tant que tu veux, mon ami. Un de ces jours, tu verras que j'ai raison." Souriant Г  lui-mГЄme, il rajouta, MГЄme si Г§a me prendra jusqu'Г  la vie suivante.






Eriqwyn errait le long du littoral lГ©gГЁrement ascendant, Г  quelques pieds de la cГґte rocheuse. Le bruit Г©touffГ© de la marГ©e Г©tait le seul bruit audible, Г  part les cris lointains des mouettes derriГЁre elle. Devant, il n'y avait pas d'oiseaux car les herbes jaunissaient et se faisaient plus rares en direction de la terre sans vie. L'inclinaison de la cГґte s'Г©levait rГ©guliГЁrement jusqu'Г  une falaise qui se jetait dans l'ocГ©an et encerclait un lointain promontoire de terre. La terre aride, pratiquement dГ©pourvue d'arbres, Г  part quelques arbustes malingres, s'inclinait vers un mur dГ©chiquetГ© qui s'Г©tirait jusqu'Г  la lande. Un autre mur dominait le cГґtГ© sud et, au-delГ  de ses remparts, on pouvait apercevoir les sommets brumeux de tours et de spires se dessinant vaguement contre le ciel bleu.

Son arc Г©tait tendu mais Eriqwyn ne s'attendait pas Г  devoir s'en servir. Plus elle approchait du pГ©rimГЁtre du Lieu Interdit, moins il y avait de risques de voir des animaux sauvages de quelque espГЁce que ce soit. Ici, il n'y avait qu'une seule raison pour laquelle elle pourrait avoir besoin d'une arme ; et elle pria la dГ©esse qu'un tel Г©vГ©nement ne vit jamais le jour.

Il n'y avait pas besoin d'aller jusqu'au mur, elle voyait assez bien de loin pour s'assurer que rien ne se cachait près des contreforts ni entre les créneaux au-dessus. Virant vers l'intérieur des terres, elle marcha parallèlement au long mur, suivant un chemin que les Gardiens ou les chasseurs avaient parcouru depuis des générations. Loin à l'est, les lignes angulaires des bâtiments les plus au sud du Ruisseau du Vairon émergeaient derrière le pied de la Colline du Dragon couvert d'arbres, la cachette naturelle du village au nord et à l'ouest. Accélérant le pas, elle resta en alerte et lançait des coups d'œil prudents tout autour d'elle, surtout vers la muraille du Lieu Interdit.

Une demi-heure plus tard, Eriqwyn atteignit le coin nord-est du mur et la vaste lande s'ouvrit devant elle en bandes vertes et dorГ©es, le soleil, dГ©jГ  haut, rayonnait sur le paysage vallonnГ©. Le regard fixГ© sur le mur nord, elle le suivit des yeux jusqu'Г  ce qu'il disparaisse Г  l'horizon. Ce n'Г©tait pas son tour aujourd'hui de vГ©rifier les entrГ©es. C'Г©tait le travail de Linisa, qui emmГЁnerait un chasseur en formation regarder pour la premiГЁre fois au travers des barriГЁres en fer du Lieu Interdit, tout comme un Gardien l'avait fait pour Eriqwyn quand elle n'Г©tait qu'une jeune fille, et tout comme Wayland le ferait bientГґt avec Demelza.

Après s'être assurée que le littoral était vide, elle se dirigea vers le troisième et dernier tronçon de son circuit, suivant le chemin qui retournait au village. Après quelques minutes, elle aperçut une silhouette au devant d'elle.

Demelza, pensa-t-elle. En vadrouille, encore une fois. Pour aller jeter un coup d'Е“il entre les barriГЁres ?

Aussitôt qu'elle l'aperçut, Demelza s'enfuit et partit à couvert sous les arbres. Fronçant les sourcils, l'instinct de chasseur d'Eriqwyn se réveilla et elle entra dans la forêt, marchant avec précaution dans le sous-bois entre les arbres. Eriqwyn, apercevant Demelza qui remontait vers le haut de la Colline du Dragon Rêveur, se pencha, à demi-courbée, et s'élança à sa poursuite. Au sommet plat de la colline se trouvait la clairière naturelle de l'Œil du Dragon. Eriqwyn resta à couvert et regarda la fille entrer dans la clairière. Demelza traversa en direction d'un bloc de pierre couvert de lierre au centre de la clairière, lieu d'offrande qui donna son nom à l'endroit, avec aujourd'hui pour seule présence celle du lierre, personne ne vénérant plus les dieux primordiaux depuis longtemps avant que Valsana ait changé le monde.

Eriqwyn attendit une longue minute, puis une deuxième, tandis que Demelza restait cachée derrière l'autel. De l'autre côté de la clairière, quelque chose remua dans les sous-bois. Les sens d'Eriqwyn se mirent en alerte. Ses yeux identifièrent vite la cause du mouvement. Dans les buissons, à ras du sol, une paire d'yeux jaunes espacés reflétaient la lumière du soleil. La créature sortit la tête du sous-bois et, immédiatement, Eriqwyn se saisit d'une flèche. Sarbek, pensa-t-elle tout en armant sa flèche. La créature, qui ressemblait à un loup et dont le dos était paré d'une crête en os, tranchante comme une épée, émergeant de sa fourrure sombre, s'avançait vers la clairière.

Les loups erraient rarement si prГЁs du Ruisseau du Vairon et les sarbeks encore moins. Ces bГЄtes prГ©fГ©raient les collines boisГ©es du nord-est. Mais si l'une d'entre elles venaient Г  croiser un humain isolГ© et sans arme...

Le sarbek semblait se concentrer sur la pierre de l'autel derriГЁre laquelle se cachait Demelza. La crГ©ature fit prudemment quelques pas en avant puis s'accroupit, prГЄte Г  bondir.

Eriqwyn arma et lГўcha sa flГЁche qui alla se ficha dans le dos du sarbek. La crГ©ature s'effondra dans un long gГ©missement aigu et Demelza sortit de sa cachette et accourut vers elle. PenchГ©e, elle posa une main sur le flanc de l'animal et, de l'autre, elle caressa doucement la tГЄte du sarbek. Eriqwyn sortit du sous-bois et la jeune fille la regarda de ses yeux emplis de larmes.

Que pleure-t-elle donc, au nom de Valsana ?

"Pourquoi vous avez fait Г§a ?" sanglota Demelza.

Eriqwyn fut prise de court. Ce n'Г©tait pas la rГ©action Г  laquelle elle s'attendait. "Tu ne devrais pas ГЄtre si loin toute seule."

Demelza cligna des yeux et des larmes coulГЁrent sur ses joues. Elle reporta son attention vers le sarbek. AprГЁs un moment, la crГ©ature cligna des yeux, puis les ferma et, dans un dernier souffle, mourut. Toujours agenouillГ©e, elle se tourna vers Eriqwyn. "Qu'est-ce qu'elle vous a fait ?" cria-t-elle.

"Je..." balbutia Eriqwyn avant de se ressaisir. "Tu Г©tais en danger, jeune fille ! Manifestement, tu n'es pas Г  mГЄme de te dГ©brouiller toute seule. Tu devrais me remercier, petite ingrate ! Si je n'avais pas Г©tГ© lГ , tu serais en train de te faire dГ©chiqueter par les mГўchoires de cet animal, Г  l'heure qu'il est."

Demelza pencha la tГЄte, ses larmes s'Г©coulant sur la fourrure du sarbek mort. "Je n'Г©tais pas en danger. Elle Г©tait mon amie. Vous ne pouviez pas voir Г§a ?" Elle se releva et fit face Г  Eriqwyn. "J'ai pas d'amis au village, non ?" dit-elle d'un ton accusateur. "Y a personne lГ -bas qui m'aime."

Eriqwyn prit une inspiration. "Ce n'est pas vrai, Demelza."

"Si, c'est vrai. Et vous le savez, parce que vous ГЄtes de ceux qui m'aiment pas. Je le vois, vous savez ? Je suis pas stupide."

Eriqwyn ne trouva rien Г  dire. C'Г©tait vrai, elle n'aimait pas cette fille, sans pouvoir se l'expliquer. Et c'Г©tait aussi vrai pour beaucoup au village. Mais elle apercevait lГ  une facette de Demelza qu'elle n'avait jamais vue auparavant. La mort du sarbek avait Г©mu la jeune fille Г  un point qu'Eriqwyn n'avait pas imaginГ©.

"Tu ne peux pas faire de ces prГ©dateurs sauvages des amis," dit -elle. Mais malgrГ© toutes les annГ©es de formation qu'elle avait acquises, sa dГ©claration manquait de fermetГ©. Est-ce que le sarbek Г©tait vraiment sur le point d'attaquer ? Eriqwyn n'en Г©tait plus tout aussi sГ»re.

"Peut-ГЄtre pas vous," sanglota Demelza. "Je ne tue que pour manger, pas parce que je crois que je vais me faire attaquer, et pas parce que Г§a me plaГ®t."

Eriqwyn fut indignГ©e. "Г‡a ne me plaГ®t pas !"

Demelza lui lança un regard noir puis s'enfuit en courant vers les bois.

Eriqwyn posa son arc contre la pierre d'autel et laissa Г©chapper un long souffle. Elle se tourna vers le sarbek, empoigna la flГЁche plantГ©e dans son flanc et la dГ©logea. Avec un chiffon qu'elle gardait dans une poche retenue Г  sa taille, elle en essuya la tГЄte et la remit dans son carquois puis, immobile, elle regarda la crГ©ature morte. Peu importait la raison, le sarbek Г©tait mort et, dans les plaines dГ©sertes du Plateau de Scapa, on ne pouvait rien gaspiller. Avec un haussement d'Г©paule, elle dГ©gaina son poignard, s'agenouilla et se mit au travail.


Chapitre Cinq

Complications Contractuelles






Alors qu'il se penchait vers le tonneau de Saltcoast Tan en grimaçant, Maros soulagea sa jambe blessée en faisant passer le poids de son corps sur son autre jambe. Il attrapa le rebord en fer du tonneau de bière, banda ses muscles et souleva le tonneau. D'une poigne aussi solide que l'objet en métal qu'il avait en main, il tint le tonneau plaqué contre son torse et, verrouillant sa prise, le maintint fermement. S'appuyant sur sa mauvaise jambe, il fit un pas en avant. Une douleur lui traversant le côté de la jambe lui fit proférer un juron ; la brise soufflant dans l'arrière-cour de la taverne lui rafraîchit la peau qui s'était couverte de sueur.

"Maudite jambe," grommela-t-il. Il fut un temps oГ№ je pouvais porter ce tonneau sans le moindre effort. Maintenant, Г§a me fait grogner et suer comme un porc en rut, sans mГЄme parler de cette maudite charrette.

Il sentit une envie soudaine d'envoyer un coup de pied Г  sa charrette mais il se retint ; ce serait bien inconsГ©quent de perdre son sang-froid pour vingt gallons de sa biГЁre prГ©fГ©rГ©e. D'un autre pas pГ©rilleux, il se rapprocha de l'arriГЁre de la charrette. Il dГ©posa son fardeau sur les planches Г  cГґtГ© du tonneau de Carradosi Pale de moindre taille et d'un baril encore plus petit de Vorinsian Redanchor.

Frottant son ventre arrondi, il poussa un soupir et secoua la tГЄte. "C'est plus que jamais Maros la Montagne, ces jours-ci," marmonna-t-il. "Maudite soit cette crГ©ature qui a plantГ© sa foutue dent dans mon genou." Il fit le tour de la charrette en boitant et s'arrГЄta pour masser le cГґtГ© endolori de sa jambe.

Ah, si je pouvais tuer cette lyakyn encore une fois ! Lui aplatir ses dents et lui arracher ses mГўchoires de sa tГЄte... Ce serait aussi satisfaisant que la premiГЁre fois. Il soupira et secoua la tГЄte. Ouais, mais rien ne me fera plus jamais marcher comme avant.

Soulevant le long bras de la charrette, il boita et grogna jusqu'Г  ce qu'il eut traversГ© l'arriГЁre-cour plongГ©e dans les tГ©nГЁbres de la nuit et atteint la porte de derriГЁre. Une fois lГ , il se mit Г  dГ©charger les tonneaux vers le Camelot Solitaire.

La taverne Г©tait calme. ГЂ part quelques sabreurs assis Г  l'une de leurs tables habituelles, il n'y avait que quelques citadins clairsemГ©s dans la salle commune. Maros avait laissГ© le jeune barman Jecaiah rentrer plus tГґt voir sa femme ; il avait aussi permis Г  deux autres serveuses de rentrer plus tГґt. Avec son stock de tonneaux pleins maintenant rangГ©s sous le bar Г  cГґtГ© de ceux dГ©jГ  ouverts, Maros posa le baril de Redanchor sur le dessus du comptoir, prГЄt pour le lendemain, ou pour le jour d'aprГЁs pour les clients aux goГ»ts plus onГ©reux.

Il attrapa son tabouret et sortit en claudiquant de derriГЁre son comptoir pour se rendre vers la table des sabreurs, et s'assit avec eux, le dos contre le mur.

"Mais qu'avaient-ils donc en tГЄte ?" disait Alari. "Dix pour cent Г  se partager pour les trois d'entre eux," elle hocha la tГЄte en direction de Maros, "moins la part du patron et de la boГ®te ; c'est pas mal mais Г§a ne les mГЁnera pas loin."

ГЂ cГґtГ© d'Alari, le novice dont elle avait la charge ricana. "Ils auraient dГ» prendre une flopГ©e de petits boulots comme tu me l'as conseillГ© car d'ici un mois, peut-ГЄtre un peu plus, il n'y en aura plus.

Maros regarda le jeune homme, le sourcil froncГ©. "Kirran, c'est tout Г  fait l'attitude Г  adopter pour un novice, surtout si tu veux le rester pour le restant de tes jours de sabreur."

"Oh, dГ©solГ©, patron."

"Ne le sois pas. Ces petits boulots, quelqu'un doit bien les faire et, pour le moment, je ne vois que toi."

Kirran pinça les lèvres et ne dit plus rien.

De l'autre cГґtГ© de la table, Henwyn Г©clata de rire. "Le patron t'a bien eu, lГ ." Il prit une gorgГ©e de vin. "SГ©rieusement, patron, tu penses que ce contrat en vaudra la peine ?"

Maros grommela. "Ton avis vaudra bien le mien, Hen. En vГ©ritГ©, je me pose des questions sur les motivations de cette Chiddari. C'est un paquet d'argent qu'elle a proposГ© mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans cette affaire. Tu as dГ©jГ  rencontrГ©, toi, quelqu'un qui manifeste tant d'intГ©rГЄt pour une babiole qu'elle n'a jamais vue ? ГЂ son Гўge ?"

Henwyn haussa les Г©paules et regarda en direction d'Alari. "Moi, j'aurais pris le contrat rien que pour les dix pour cent. C'est dГ©jГ  une somme considГ©rable. ГЂ vrai dire, je m'en veux de ne pas avoir Г©tГ© lГ  quand tu l'as Г©pinglГ© au tableau. Je l'aurais arrachГ©. Un mois tout seul dans le dГ©sert ? Ah ouais, j'aurais bien pris Г§a."

"Tout seul ?" La fille Г  ses cГґtГ©s le regarda d'un air abattu. "Et tu ne m'aurais pas emmenГ©e pour me montrer les ficelles du mГ©tier ?"

"Bah." Henwyn sourit Г  travers sa barbe rasГ©e de prГЁs. "Ne le prends pas mal, jeune fille, mais tu ne fais pas encore la diffГ©rence entre tes seins et tes orteils, au stade oГ№ tu en es. Tu n'es pas encore prГЄte Г  ne faire qu'un avec la terre pour autant de temps."

Elle lui jeta un regard froid. "Je connais le dГ©sert," dit-elle, puis elle tourna la tГЄte ailleurs.

Alari se racla la gorge. "Tu en penses quoi de la lГ©gende ?" demanda-t-elle. "J'espГЁre juste que tes amis sont bien prГ©parГ©s, c'est tout."

"Je n'en sais rien," admit Maros en déplaçant son poids sur son tabouret. "Je sais que certains ne sont pas d'accord, mais je pense qu'il n'y a que des sornettes là-dedans. Si je le pouvais, je serais dehors là-bas avec eux plutôt que cloué à cette Folie. Je n'ai jamais eu envie de m'aventurer dans les Terres Mortes, ni d'aller explorer la Cité Ravagée mais—" une toux grasse se fit entendre depuis la table voisine. Maros jeta un coup d'œil à Jerrick, un régulier du Camelot, assis tout seul comme à son habitude et postillonnant dans son verre. "Cette toux empire, mon vieux," dit Maros. "Tu devrais prendre de la teinture."

"Hein ?" Jerrick leva ses yeux chassieux et regarda Maros. "Г‡a m'avance Г  rien si c'est pour vous entendre, vous les jeunes."

"C'est une affaire de sabreurs," le rГ©primanda Maros. "Ce n'est pas pour tes oreilles."

"Ah bon, quand un homme entend ce qu'il entend, il a bien le droit de parler, non ? J'avais un ami sabreur autrefois, tu sais ? Ouais, je vois bien que c'est difficile d'imaginer qu'un vieux cabot comme moi ait eu des amis, hein ? Eh bien, j'en ai eu. Tous morts, maintenant. Lijah a été le premier à partir. Un bon gars." Jerrick soupira et fronça les sourcils. "Laisse-moi réfléchir... Ça doit bien faire cinquante ans que Lijah et moi étions assis dans cette taverne et il s'en est allé pour une mission. Ouais, ça s'appelait des missions en ce temps-là."

Maros lança un coup d'œil à Alari et lui fit un signe discret de l'épaule.

Jerrick toussa, portant une main Г  sa bouche, qu'il essuya ensuite sur son pantalon avant de lever un sourcil blanc et touffu. "Il avait dit qu'il serait absent pour un moment, qu'il partait en direction du sud pour retrouver une pierre pour une fille. Enfin, vous voyez le genre de quГЄtes insensГ©es qui vous plaisent Г  vous, sabreurs. Je lui demande, au sud vers oГ№ et, de tous les endroits au monde, il me dit dans la CitГ© RavagГ©e. Eh ben, il est parti. L'est jamais revenu. Les gens avaient dit qu'il s'Г©tait perdu, attrapГ© par des monstres ou autre chose, tombГ© dans un marais, quelque chose comme Г§a. Moi, j'en suis pas sГ»r. Lijah Г©tait rusГ©."

Alari remuait sur son tabouret et attendit pendant que Jerrick Г©claircit bruyamment sa gorge derriГЁre sa main noueuse. Quand il eut fini, elle se pencha vers lui et demanda : "Qui Г©tait la jeune fille ?"

"Г‡a, si je le savais..."

Maros secoua la tГЄte. "Je n'avais jamais entendu Г§a."

"Pas de raison que tu en aies entendu parler," dit Henwyn. "Un contrat parmi mille autres, il y a un demi-siГЁcle de Г§a ?"

"VГ©rifie les archives," suggГ©ra Alari.

"Non, il y aura rien," dit Maros. "Les archives ne remontent qu'Г  dix ans. Les anciens contrats et les dossiers des membres sont tous gardГ©s Г  Brancosi."

Jerrick Г©mit une autre quinte de toux puis tira de son manteau une pipe en bois et une poche de ce qui semblait ГЄtre aux yeux de Maros du tobah corsГ© de nГ©penthГЁs. MalgrГ© ses doigts noueux, il fourra habilement les feuilles humides dans sa pipe, puis prit une gorgГ©e de biГЁre. "Vivre par l'Г©pГ©e, mourir par l'Г©pГ©e, c'est comme Г§a que vous dites, vous les jeunes, non ? Oui, eh bien, moi, c'est Г§a, mon Г©pГ©e," dit-il en brandissant sa pipe et son verre, avalant ce qui restait de sa biГЁre et se levant de sa chaise. "Au plaisir de bavarder avec vous, les gars." Il hocha la tГЄte en direction d'Alari. "ГЂ toi aussi, jeune fille."

"Eh, Jerrick," le salua Maros.

Une expression perplexe se posa sur le visage du vieil homme. "Hein, de quoi on parlait dГ©jГ  ?"

Maros sourit tristement. "De vie et de mort, je crois."

"Ah, oui." Le vieux sourit de toutes ses dents. "Deux sujets que je connais assez bien. Bon, allez." Il leva une main tachetГ©e vers sa tГЄte, comme s'il la portait Г  un chapeau, puis il traversa la grande salle et sortit dans le soir.

Tandis que les portes se refermaient dans un chuintement, Maros se perdit dans ses pensГ©es. La rГ©vГ©lation de Jerrick le dГ©rangeait. Г‡a le dГ©rangeait beaucoup.

Henwyn le regardait. "La prochaine fois que le courrier passe, renvoie-le avec une requГЄte pour les dossiers d'il y a cinquante ans."

"Le courrier ne sera de retour que dans deux semaines," dit Maros. "Ensuite, il devra faire toute sa tournГ©e avant de retourner Г  la Baie. Et il se passera probablement plusieurs semaines avant qu'il ne revienne. C'est trop long."

"Trop long pour quoi, patron ?" demanda la jeune fille assise prГЁs d'Henwyn.

Maros fronça les sourcils. "Désolée, jeune fille, j'ai oublié ton nom."

"Leaf," dit-elle.

"Hmm. Bon alors, Leaf. Que dirais-tu d'un petit contrat de coursier ? Pour montrer un peu Г  Henwyn ce que tu es capable de faire."

Les yeux de Leaf s'agrandirent. "Un travail rien que pour moi ? Et comment !"

"Bien. Rendez-vous ici, demain Г  midi. D'ici lГ , j'aurai rГ©digГ© le formulaire de requГЄte."

"OГ№ est-ce que je vais ?"

"Au quartier gГ©nГ©ral de la Guilde Г  la Baie de Brancosi."

Leaf resta bouche bГ©e. "Je ne suis jamais allГ©e Г  la capitale."

"Eh bien, voilГ  ta chance. Mais ne traГ®ne pas en route, je veux ces papiers aussi vite que possible."

"Quelle est l'urgence ?" Kirran essaya de garder un ton prudent.

Maros dévisagea le novice. "L'urgence, mon garçon, est que j'ai tendance à croire Jerrick, que son ami n'est pas juste mort en route. Si un sabreur est envoyé en mission"— il se surprit à utiliser la même expression ancienne que Jerrick et secoua la tête — "alors la probabilité est qu'il s'agit d'un vétéran, au moins d’un compagnon ou d’une compagne, sinon un maître ou une maîtresse-lame."

"Qu'est-ce que tu sous-entends ?" demanda Henwyn.

"Ce que je dis, Hen, c'est que je crois que ce Lijah a peut-ГЄtre bien trouvГ© la CitГ© RavagГ©e. Plus prГ©cisГ©ment, je crois que Jalis et les gars la trouveront aussi et je serais damnГ© plutГґt que de les laisser subir le mГЄme sort."

Le dernier des clients de la nuit disparut dans la nuit Г  travers les portes de saloon, laissant Maros seul, en compagnie de deux serveuses qui devaient nettoyer le plancher et essuyer les tables. Des bruits de marmites et de casseroles leur parvenaient depuis la cuisine oГ№ Luthan, le chef, terminait lui aussi ses corvГ©es de fin de journГ©e.

AprГЁs quelques minutes, Maros entendit un swish-swish et regarda vers la passerelle derriГЁre le bar. Luthan avait quittГ© la cuisine et se dirigeait vers Maros. Son tablier empesГ© et son bandana Г©taient aussi immaculГ©s que quand il venait devant les clients, mГЄme s'il n'y en avait aucun. Plus qu'un chef, les fameux sandwichs de Luthan lui avaient valu une bonne rГ©putation dans le coin et il avait une image Г  entretenir ; il gГ©rait tout cela avec panache, sereinement et avec plein d'assurance.

"Tu manges avec moi ?" offrit le chef. "Je me prГ©pare quelque chose avant de rentrer chez moi. On mange ensemble ? Patron ?"

"Hmm ?" Maros rГ©alisa que Luthan le regardait et il gonfla ses joues. "Non, pas pour moi. C'est trop tard."

Le chef, mГ©ticuleusement rasГ©, tira un tabouret et se hissa dessus. De ses yeux bleus, il Г©tudia le visage de Maros. "Quelque chose te perturbe." Ce n'Г©tait pas une question ; avec Luthan, il n'y avait jamais de question.

"Je me fais du souci pour Jalis et les gars. Je pensais les avoir envoyГ©s chasser des dragons mais je crois que Г§a pourrait en fait ГЄtre pire."

"Ah, il y a toujours ce risque avec les sabreurs," dit Luthan.

"C'est vrai." Maros serra son poing et se frotta les jointures avec son autre main. "Mais cette fois, j'ai le sentiment que quelque chose cloche."

À l'autre bout de la salle, les portes s'ouvrirent. Un homme entra. Il s'arrêta sur le palier, lissa les pans de son manteau et enleva sa casquette en tissu écossais. Puis il avança d'une démarche assurée vers le bar, les yeux fixé sur Maros.

Luthan se racla la gorge et sauta de son tabouret pour filer en direction de la cuisine.

"Nous sommes fermГ©s pour la nuit," dit Maros au nouvel arrivant. "ГЂ moins que ce soit une chambre que vous cherchez ?"

L'homme arriva au bar, lГўcha un soupir et posa sa casquette sur le dessus de comptoir en chГЄne. "Je ne viens pas en tant que client, maГ®tre tavernier."

Maros le dГ©visagea. L'Г©tranger au visage indolent, rasГ© de prГЁs, avait une tenue froissГ©e mais de bonne facture et il n'avait pas l'air du genre Г  se salir les mains. Maros estima qu'il avait largement dГ©passГ© la quarantaine. "Je ne pense pas vous avoir encore vu dans le coin, l'ami. Vous ГЄtes venu offrir un contrat ?"

"Pas tout Г  fait." L'homme semblait fatiguГ©. "Je suis lГ  Г  propos d'un contrat mais malheureusement il a dГ©jГ  Г©tГ© octroyГ©."

"Je vois." Maros ressentit une pointe d'agacement, il voulait que l'homme en vienne au fait. "Alors, de quoi s'agit-il, s'il vous plaГ®t ?"

"J'ai quittГ© le hameau de Balen il y a cinq heures," dit l'homme tout en fouillant dans son manteau. Puis il en retira un rouleau de parchemin qu'il posa sur le comptoir poli Г  cГґtГ© de sa casquette. "Je suis trop fatiguГ© pour de longues formalitГ©s. Je vais peut-ГЄtre prendre cette chambre que vous avez Г  offrir. Г‡a a Г©tГ© une longue journГ©e, vraiment singuliГЁre."

"Onze cuivres pour une chambre," marmonna Maros. "Quinze, si vous voulez un petit-dГ©jeuner chaud avec."

L'homme pinça ses lèvres et maintint le regard de Maros. "Maître tavernier, j'aimerais penser qu'après avoir soigneusement lu et assimilé le contenu de ce document," il tapota le rouleau de parchemin devant lui, "vous envisagerez de me laisser disposer gratuitement de la chambre à titre de bonne volonté."

Maros serra les dents, jeta un coup d'œil vers le parchemin, puis lança un regard sombre vers le nouveau venu, venant à bout de sa patience. Il fallait reconnaître que l'homme ne semblait pas impressionné par la réputation de Maros, ni intimidé par sa taille de demi-jötunn ; s'il le voulait, Maros aurait très bien pu l'attraper depuis l'autre côté du comptoir et lui écraser le visage dans son poing velu. Même voûté et assis sur son tabouret, il dépassait l'homme de pas moins d'une tête.

"J'accepterai aussi le petit-dГ©jeuner par courtoisie," rajouta l'homme.

Maros se renfrogna perceptiblement. Il se leva de son tabouret, posa ses grandes mains sur le dessus du comptoir et regarda l'homme de haut. "Et pourquoi," gronda-t-il, "devrais-je me montrer si gГ©nГ©reux, l'ami ?"

L'Г©tranger prit une inspiration avant de rГ©pondre. "Il semble que, dans ma fatigue, j'ai oubliГ© de me prГ©senter. Mon nom," dit-il l'air imperturbable, alors que ses yeux se levГЁrent et se plantГЁrent dans ceux de Maros, "est Randallen Chiddari."

"Ah." Maros le dГ©visagea. "Alors, je suis content que vous soyez lГ . Il y a quelques annГ©es, oui, cela fait maintenant un bon paquet d'annГ©es, on dirait que l'un de nos sabreurs ait Г©tГ© engagГ© pour se rendre dans le mГЄme territoire que lГ  oГ№ trois des miens se trouvent en ce moment, pour remplir le contrat de votre mГЁre. Cet homme n'est jamais revenu et j'ai l'intime conviction qu'il avait Г©tГ© engagГ© par votre mГЁre, ou par l'un des membres de votre famille. Je dois aller lui parler."

Randallen maugrГ©a. "Je n'ai jamais connu ses parents. Г‡a fait cinquante ans que sa mГЁre est morte et enterrГ©e dans le lotissement familial d'Eihazwood. Quant Г  ma chГЁre mГЁre, je crains qu'elle ne puisse rГ©pondre Г  aucune de vos questions."

"Non ?" Maros pinça les lèvres. "Et pourquoi pas ?"

"Parce que, mon bon maГ®tre tavernier, aux petites heures du matin, elle a perdu tout intГ©rГЄt pour votre petit accord. Pour parler en toute franchise, elle est morte."


Chapitre Six

Deux Fins De Route






Maros quitta ses quartiers situГ©s au-dessus de la salle commune et se rendit au rez-de-chaussГ©e, s'agrippant Г  la solide rampe et prenant les marches d'escalier une Г  la fois.

Mais au nom de quoi est-ce que je garde ce logement privГ© en haut ? Il prit note d'Г©changer les quartiers des sabreurs, qui comprenait ses appartements et ceux de ses trois amis absents, contre l'une des ailes rГ©servГ©es aux clients au rez-de-chaussГ©e.

ГЂ une demi-douzaine de marches du bas, il fit une pause et Г©touffa un bГўillement derriГЁre sa main tout en jetant un coup d'Е“il Г  la salle. ГЂ cette heure matinale, il n'y avait que trois clients. Tous Г©taient des clients de la nuit, prenant un petit-dГ©jeuner solitaire Г  des tables sГ©parГ©es.

La botte de Maros grattait le sol de pierre quand il traГ®nait sa jambe handicapГ©e sur le reste des marches. Ses yeux se posГЁrent sur un client en particulier et celui-ci leva son regard de son petit-dГ©jeuner pour rencontrer le sien. Il lui fit un bref signe de salut. Randallen Chiddari tenait un des fameux sandwichs de Luthan au-dessus d'une assiette, une coulГ©e de sauce dГ©goulinant de l'Г©paisse tranche de viande qui se devinait entre les deux tranches de pain croustillant. Maros marmonna un juron entre les dents tout en s'approchant de lui.

La porte de la cuisine s'ouvrit dans un chuintement quand il passa devant et une serveuse en sortit, le gratifiant d'un sourire dГ©voilant des dents du bonheur. "Bonjour, Diela," dit-il, lui renvoyant un sourire.

"Bonjour, patron. CafГ© ?"

Il hocha de la tГЄte.

"Je l'amГЁne tout de suite."

Maros parvint Г  la table de Randallen et le regarda. "MaГ®tre Chiddari, puis-je m'asseoir ?"

Randallen posa son sandwich sur l'assiette et leva les yeux. "Je vous en prie," dit-il platement.

Maros percevait sa mauvaise humeur. Dieux, pensa-t-il, comme je déteste cette diplomatie obligatoiredans la Guilde Officielle. "Merci," dit-il. Il s'abaissa sur un tabouret en face de son client, réprimant une grimace de douleur lorsqu'il plaça sa jambe dans une position plus confortable. Je devrais mettre un siège de la taille d'un Maros à chaque table pour éviter des moments comme celui-ci. Se tortillant sur le tabouret de petite taille, il s'éclaircit la gorge. "Maître Chiddari—"

Randallen leva les yeux au ciel. "Je n'ai pas de patience pour ces formalitГ©s. Je suis un villageois. ГЂ Balen, tout le monde m'appelle Ral, mГЄme ceux avec qui je ne m'entends pas. Je vous demanderais de faire de mГЄme."

Donc ce matin, il veut parler franchement. Moi, Г§a me va. "TrГЁs bien, Ral." Montrant la nourriture en partie consommГ©e d'un geste de la main, Maros demanda : "Comment il est, ce petit-dГ©jeuner ?"

Randallen lui lança un regard indifférent. "Avez-vous eu le temps de réfléchir à notre problème ?"

"Je n'ai pas fait grand-chose d'autre cette nuit", dit Maros. "Pas mГЄme dormir."

"Г‡a, je peux le comprendre."

Maros sortit de la poche de son gilet un parchemin qu'il dГ©plia et qu'il posa sur la table. "Le contrat entre votre mГЁre et les Sabreurs de la Guilde porte sur la recherche d'un joyau funГ©raire qui appartenait Г  la famille Chiddari."

"Oui, oui. Et il y a cinq cents des dari d'argent de ma mГЁre qui sont dans vos coffres."

Maros hocha la tГЄte. "RГ©servГ©s aux sabreurs qui ont remportГ© le contrat."

"Ce qui nous amГЁne Г  notre problГЁme." Voyant Diela s'approcher de la table, Randallen Г©touffa un soupir.

"VoilГ , patron." Diela dГ©posa un pot de cafГ© fumant devant Maros. Il avala une goulГ©e du chaud breuvage, soupira d'aise et la remercia d'un hochement de tГЄte.

La jeune serveuse partit poursuivre son travail. Randallen leva un sourcil. "Le problГЁme ?"

"Comme je vous le disais hier soir, un contrat n'expire pas en cas de décès du client." Maros fit une pause pour avaler une gorgée de café. "Je suis vraiment désolé pour votre mère. Elle semblait—"

"Je suis dans cette taverne depuis bien trop longtemps dГ©jГ ," dit brusquement Randallen. "Alors, s'il vous plaГ®t, Г©pargnez-moi vos platitudes et finissons-en avec cette affaire. Vous avez en votre possession une somme d'argent qui se trouve ГЄtre la plus grande part des Г©conomies de toute la vie de ma mГЁre. Comprenez-vous ce que cela signifie ?"

"Je commence Г  comprendre, en effet."

"Cela signifie que, en tant que fils et hГ©ritier unique de ma chГЁre mГЁre, je me retrouve tout Г  coup sans hГ©ritage. Г‡a va pas le faire. J'ai une femme et deux filles. J'ai pris soin de ma mГЁre aussi longtemps que j'ai pu. Quand je mourrai, ma femme et mes filles recevront ce que j'aurai rГ©ussi Г  amasser au cours de ma vie, tout comme je mГ©rite de recevoir les Г©conomies de ma mГЁre."

Maros Г©tudia ses propos en plissant des lГЁvres. "Selon les termes et les conditions des contrats de la guilde," dit-il avec prudence, "les paiements ne sont remboursГ©s que dans les cas oГ№ le contrat n'a pas Г©tГ© exГ©cutГ©. Auquel cas, les quatre-vingt-dix pour cent sont remboursГ©s au bГ©nГ©ficiaire."

"Ah."

"En effet. Mais je dois vous avertir, et je crains que cela soit l'aspect qui vous déplaira le plus..." Maros prit le contrat de la table et le rapprocha de son visage, plissant des yeux en déchiffrant sa propre écriture jusqu'à ce qu'il trouva la partie qu'il cherchait. Retournant le document, il le plaça devant Randallen et tapota du doigt le paragraphe en question. "Voyez là ? Vous remarquerez que votre mère n'a désigné aucun bénéficiaire. Techniquement, cela signifie que je ne suis pas obligé de vous reconnaître comme tel. Toutefois—"

"Quoi ? Avez-vous au moins tentГ© de lui faire dГ©signer quelqu'un ?"

Maros lui fit un sourire glacial. "Si un client souhaite dГ©signer un bГ©nГ©ficiaire, il peut le faire, mais ce n'est pas une partie essentielle de l'accord. Si votre mГЁre avait dans l'idГ©e de vous dГ©signer, elle avait toute latitude pour le faire."

"L'ingrate..." Les joues de Randallen rougirent de colГЁre pendant qu'il dГ©chiffrait le parchemin.

"C'est une situation difficile," dit Maros. "Je vous le concède. Nous avons donc parlé de votre problème, mais vous devez vous rendre compte que pour chaque pièce, il y a deux faces." Il se pencha et dit à voix basse. "J'ai trois braves gens qui risquent leur vie à s'aventurer dans un endroit où personne n'a mis les pieds depuis des siècles, un des rares lieux à Himaera qui porte le symbole de la Tête de Mort. Mes sabreurs - ma famille - sont partis pour la Cité Ravagée chercher l'héritage de votre mère. Les possibles dangers, vous serez d'accord avec moi, y sont inimaginables." Il pointa un doigt en direction du parchemin. "Ce contrat est l'assurance contre la mort de mes compagnons pendant cette mission. Vous avez perdu votre mère. C'est regrettable. Mais si mes sabreurs ne reviennent pas des Terres Mortes—"

"Г‡a n'est pas mon problГЁme ! Personne ne les a contraints Г  prendre le contrat."

"Maître Chiddari." Maros se leva et domina la table de toute sa hauteur. "Vous avez une sale tendance à m'interrompre. Si vous ne l'aviez pas fait, vous m'auriez déjà entendu dire que j'envisageais de vous considérer comme bénéficiaire à la place de votre mère. Notez bien que j'ai dit envisager. Que je le fasse ou non, tout dépend de vous. Et tel que je vois les choses, vous avez une option. Si mes compagnons reviennent avec l'héritage – et ils le feront si cet héritage existe ou ils perdront la vie en essayant de le faire – je vous conseille de l'accepter gentiment. S'il ne reviennent pas—"

"C'est inacceptable !" Le visage de Randallen frémissait de rage refoulée. "J'exige que vous—"

Maros serra les poings, ce qui fit craquer ses jointures, et les posa sur la table. Le bois craquant sous son poids Г©tait le seul bruit que l'on put entendre dans la salle. "Vous n'exigez rien des Sabreurs de la Guilde, petit homme. Encore une incartade de mauvais goГ»t de votre part et, non seulement j'omets de vous ajouter comme bГ©nГ©ficiaire de ce contrat, mais je vous jette Г  travers les portes de la taverne. Ne me mettez pas le dos au mur."

Maros prit une inspiration pour se recomposer, content de voir Randallen dГ©glutir. Le message semblait ГЄtre passГ©.

"RГ©flГ©chissez," dit Maros, de nouveau Г  voix basse. "Le joyau sera Г  vous. Je ne sais s'il vaut plus, ou moins, que les Г©conomies de votre mГЁre, mais je parierais que Г§a s'en approche. Si vous voulez vraiment de l'argent, rendez-vous service et vendez cette maudite chose. Je suis sГ»r que vous trouverez preneur Г  la Baie de Brancosi. Je peux mГЄme vous mettre en contact avec quelques acheteurs potentiels, moyennant finances, bien entendu."

Bien qu'il ait ravalГ© sa colГЁre, la dГ©faite se lisait dans les yeux de Randallen, qu'il abaissa vers la table. "Je crains que vendre le joyau ne soit pas une option."

"Pourquoi pas ?"

"Parce que," dit Randallen en lГўchant une expiration hГ©sitante, "MГЁre Г©tait catГ©gorique, elle voulait l'avoir Г  elle Г  sa mort. C'Г©tait la seule raison pour laquelle elle voulait tant cette maudite chose. J'espГ©rais qu'avec sa disparition..."

"Donc, vous essayiez de rГ©cupГ©rer l'argent pensant que le contrat Г©tait annulГ©, c'est Г§a ?"

"Peut-ГЄtre." Le visage de Randallen Г©tait de pierre.

"Eh bien," dit Maros en haussant des Г©paules, "je suis dГ©solГ© de vous dire que Г§a n'est pas le cas. Peut-ГЄtre que cela avait Г©chappГ© Г  votre mГЁre, mais le contrat tient toujours. Le joyau sera Г  vous et vous serez libre d'en disposer."

Randallen secoua la tГЄte. "Eh bien, non. Elle ne voulait pas seulement que ce soit en sa possession avant de mourir."

"Vous voulez dire qu'elle voulait ГЄtre brГ»lГ©e avec ?" Maros Г©clata de rire. "Si Г§a vous chante de jeter quelque chose de cette valeur sur le bГ»cher funГ©raire, Г§a vous regarde."

"Oh, c'est pire que Г§a. Bien pire. Vous voyez, cher ami, ma dГ©funte mГЁre veut que ce truc soit jetГ© en terre. Pour quoi faire ? Pour qu'il soit dГ©terrГ© dans cent ans par quelque prospecteur chanceux ? Elle, elle n'y gagnera rien, et moi, certainement pas non plus !" Randallen reprit son souffle. "C'est un foutu gГўchis."

Maros haussa les Г©paules. "Ce n'est pas une requГЄte dГ©raisonnable. On entend souvent des gens qui souhaitent que leurs biens soient enterrГ©s avec leurs cendres."

Randallen aspira l'air Г  travers ses dents serrГ©es. "Ai-je dit quoi que ce soit Г  propos de crГ©mation ?"

Maros fronça les sourcils. "Ah, euh... Oh !"

"VoilГ ." Randallen sourit froidement et attrapa son manteau. Il en tira le rouleau de parchemin de la veille au soir et le brandit sous le nez de Maros. "Tout est lГ -dedans. Les derniГЁres volontГ©s de MГЁre. Elle ne sera pas brГ»lГ©e ; elle sera enterrГ©e."






Renfrey oscillait sur son tabouret à sa table habituelle le long du mur de la grande salle du Camelot Solitaire. Il n'était pas encore midi et il avait déjà perdu le compte de chopes de Redanchor qu'il avait bues. Les jours où il ne travaillait pas au moulin, il buvait tôt pour éviter la foule. Quand les clients du soir commençaient à emplir les lieux, il était déjà rentré et au lit pour ne se réveiller que deux heures avant l'aube. Puis il se mettait au travail, hissant et attelant les sacs de grain, les chargeant sur les chariots des fermiers, nettoyant les mottes de farine des engrenages qui faisaient tourner le moulin et débarrassant le barrage et l'étang des déchets. Par les dieux, c'était un travail misérable mais ça payait la bière.

Renfrey tenait Г  sa solitude. On avait bien le droit de s'asseoir seul et de prendre part aux plaisanteries de loin. Pas qu'il y avait beaucoup de plaisanteries avec la petite douzaine de clients du Camelot. Le connard de tenancier prГ©tentieux lГ -bas dans le coin avait deux gardes du corps costauds qui lui tenaient compagnie. Les deux bГ»cherons qui mangeaient calmement dans le coin le plus Г©loignГ© n'avaient pas l'air amusant du tout. Et puis il y avait les sabreurs.

Ils ne leur pisseraient pas dessus même s'ils étaient en feu. Il fronça les sourcils en regardant sa chope de Redanchor, puis avala une gorgée de la bière corsée et reposa la chope avec un boum. Du liquide se heurta contre le rebord de la chope avant de retomber à l'intérieur. "Ouais," marmonna Renfrey, "reste où tu dois rester, toi, pourriture..."

Son regard fit un tour d'horizon, survola les lanciers qui Г©taient plongГ©s dans une conversation Г  voix basse, puis sur l'Г©norme lourdaud qu'Г©tait le barman et enfin se posa sur la serveuse qui nettoyait une table au milieu de la salle. Jolies jambes. CrГ©meuses. Douces. Jolis seins, aussi. De jolies petites choses, qu'elles Г©taient, mises en valeur par sa tenue, petites oui, mais elles pointaient leur nez au-dessus du dГ©colletГ©. Mais bon, pas grand-chose Г  dire Г  propos du visage. Renfrey reluquait la chair tendre qui enrobait la taille de la jeune fille.

La serveuse leva la tГЄte et croisa son regard. Il lui fit un grand sourire et elle lui sourit en retour.

Oh, je me la ferais bien, comme un porc en rut, pensa-t-il tout en regardant son petit cul se balancer alors qu'elle s'Г©loignait. Il se lГ©cha les lГЁvres et, de la langue, titilla un espace qu'il avait entre les dents.

La conversation depuis la table des sabreurs parvenait jusqu'Г  lui et Renfrey profГ©ra un juron. Les sabreurs pouvaient aller pourrir dans la Fosse, pour autant qu'il s'en souciait, tous autant qu'ils Г©taient, petits prГ©tentieux voleurs de femmes. Ils Г©taient un flГ©au dans cette ville. S'il y avait eu une autre taverne Г  la Folie de l'Aulne, il irait boire lГ -bas au lieu d'ГЄtre au Camelot. Il prit une gorgГ©e de biГЁre et prГЄta l'oreille.

"...cette quantitГ© de dari..."

"...je ne l'aurais pas pris, en ce qui me concerne..."

"Maros a dit..."

"Et si c'Г©tait vrai ?"

"Putain de sabreurs," grogna Renfrey. "Bons Г  putain de rien."

L'un d'eux, un barbu tout juste plus jeune que Renfrey, lança un regard en sa direction mais continua de discuter avec ses compagnons.

"Ouais, vas-y," dit Renfrey, Г©levant la voix. "Z'avez rien d'autre Г  foutre que de dire des conneries !" Cela attira leur attention.

"Je te demande pardon, Ren ?", dit le jeune barbu. "Est-ce qu'on t'a offensГ© de quelque maniГЁre que ce soit ?"

Renfrey ne connaissait pas le nom de ce bГўtard. Mais il n'apprГ©ciait pas que celui-ci connaisse le sien. "OffensГ© ?" Il abattit sa chope sur la table, oscilla sur son tabouret et retrouva son Г©quilibre. "Ouais, je dirais Г§a."

"Et comment est-ce qu'on t'a offensГ©, MaГ®tre Renfrey ?" dit la jeune fille assise prГЁs du barbu.

MaГ®tre ? Je suis un putain de maГ®tre, maintenant ? Je n'avais pas remarquГ© cette petite salope dans le coin. "Eh toi, la fille, on va d'abord commencer par ne pas m'appeler MaГ®tre." Il dГ©visagea le barbu assis Г  cГґtГ© d'elle. "Ni Ren, d'ailleurs. Qu'est-ce que t'en dis ?"

Alors que les sabreurs Г©changeaient des coups d'Е“il, une voix tonitruante provint depuis derriГЁre le bar. "Tu mets les basses, Renfrey. Tu connais le rГЁglement."

Il tourna son attention vers la vilaine brute qui dominait le comptoir comme un chГЄne. "Pas ton affaire, barman. Laisse-moi et cette bande discuter de Г§a, tu veux ?"

"Ah." Le sang-mГЄlГ© croisa les bras. "Alors c'est barman, maintenant, hein ? Tu m'as rГ©trogradГ©, lГ  ?"

"De quoi ?" Renfrey fronça des sourcils pendant qu'un grand sourire fendait le visage meurtri de cicatrices de cet imbécile. "Maros," se souvint-il. Ouais, c'était ça son nom. Pas que ça me préoccupe, hein, du moment qu'il me sert de la bière.

"Je vais te dire," dit Maros et Renfrey rГ©alisa que tout bavardage avait cessГ©, "je vais te laisser m'appeler maГ®tre tavernier, juste une fois. Qu'est-ce que tu en penses, gars ?"

Renfrey partit d'un grand rire, ce qui fit le postillonner. "Et qu'est-ce que t'en penses si je continue Г  t'appeler barman ? Qu'est-ce que t'en dis, barman ? J'ai entendu une fois qu'on t'appelle aussi la Montagne. T'as plus l'air aussi imposant maintenant, hein ? ГЂ ce qu'il paraГ®t, tu t'es Г©croulГ©."

Maros plissa des yeux. Il se leva et, lentement, dГ©libГ©rГ©ment, dГ©ploya toute sa hauteur. "Ouais, la montagne s'est peut-ГЄtre Г©croulГ©e," dit-il d'une voix contenue, "mais j'ai pas encore fini de tomber."

Renfrey ricana. "ParaГ®t que c'est une bestiole qui t'a abattue, tout comme c'est un bЕ“uf a violГ© ta mГЁre." Il voulut attraper sa chope mais ses doigts Г©chouГЁrent sur le rebord. Le rГ©cipient en bronze s'inclina et son contenu se renversa sur la table en une flaque mousseuse. Il regarda la chope rouler vers le bord et tomber au sol dans un fracas.

BOUM. Scratch. BOUM. Scratch...

Il leva les yeux pour chercher la source de ce vacarme. Le tavernier souleva la trappe au bout du comptoir, claudiqua vers la grande salle et se dirigea tout droit sur Renfrey.

"Merde."

"Tu sais ce qui arrive aux petits merdeux qui se trouvent sur le chemin d'une Montagne qui s'Г©croule ?" Scratch. BOUM. Maros domina Renfrey de toute sa stature. "Ils s'Г©crasent."

Deux mains énormes le soulevèrent du sol. Il planta ses doigts dans les bras en troncs d'arbre. Il fut pris de tournis et ne voyait plus le monstre que de sa vue brouillée. "Putain d'ogre !" cria-t-il. "Au secours !" Le contenu de son estomac menaçait de se répandre alors qu'il virevoltait de droite et de gauche.

"Dehors !" tonna l'ogre dans son oreille.

Il vola. Il vola littГ©ralement dans les airs. Une lumiГЁre brillante l'aveugla et il rГ©alisa vaguement qu'il regardait le soleil.

"Aveia douce et bГ©nie !" cria-t-il. Puis il toucha terre, expulsa un jet de biГЁre et perdit connaissance.






La frustration s'emparait de Maros Г  mesure que les minutes s'Г©coulaient. Le Camelot avait Г©tГ© dГ©barrassГ© du reste de sa clientГЁle et il avait tirГ© le verrou aux portes battantes pour empГЄcher toute intrusion. Les seuls qui se trouvaient maintenant dans la salle Г©taient Henwyn et Leaf, tous les deux victimes des propos agressifs de Renfrey, et ils Г©taient assis avec Luthan pendant l'une de ses rares pauses.

Il s'empara de son tabouret et les rejoignit en claudiquant. "Termine cette phrase," dit-il Г  Leaf. "Quand un sabreur a un pressentiment..."

Avec un sourire, Leaf regarda les quatre hommes tour Г  tour. "C'est qu'elle a probablement raison."

Henwyn rit. S'adressant Г  Maros, il dit : "Tu parles de Jalis et des autres, lГ ."

Maros hocha la tГЄte.

"Г‰coute," dit Henwyn, "je suis disponible en ce moment et Leaf s'en va pour la Baie de Brancosi. Si Г§a peut te rassurer, je peux aller les trouver. Г‡a t'en coГ»tera un peu, bien sГ»r."

Luthan s'accouda Г  la table. "Si tu loues un chariot, tu pourrais les rattraper en quelques jours."

Maros rГ©flГ©chit. "C'est moi qui les ai mis dans cette situation en acceptant le contrat. Si quelqu'un doit les ramener, Г§a me revient. J'ai pu aller Г  Balen et en revenir, je peux bien m'aventurer jusqu'au Terres Mortes." Il surprit le regard qu'Henwyn Г©changea avec Luthan pendant que Leaf regardait ailleurs l'air de rien. "Oh, je sais ce que vous pensez tous les trois. Vous ГЄtes en train de penser que je n'ai aucune chance de les rattraper."

"Si tu me permets d'ГЄtre franc," dit Luthan, "je pense que Г§a te ferait du bien d'aller, euh, te dГ©gourdir les jambes. Je prГ©fГЁre Г§a plutГґt que de te voir assis sur ton derriГЁre ici Г  te faire du mouron pour tes amis ou Г  jeter cet homme dehors."

"Qu'est-ce que tu sous-entends ?"

"Allons, patron. Tu sais que tu aurais pu traiter Renfrey avec un tout petit peu plus de dГ©fГ©rence. Bien qu'il soit un sГ©rieux cas de chiasse verbale et un gГўchis pour notre biГЁre, c'est un rГ©gulier et ses poches sont profondes."

"Hmm. Г‡a faisait longtemps que Г§a lui pendait au nez."

"Peut-ГЄtre, mais il faut dire ce qui est, tu n'arrГЄteras pas avant d'en avoir le cЕ“ur net et une taverne n'est pas vraiment l'endroit rГЄvГ© pour une tГЄte brГ»lГ©e. Je te le dis en tant qu'ami. Quand tu m'as demandГ© de te rejoindre en tant que chef, je suis venu depuis Aster parce que j'avais confiance en tes qualitГ©s de maГ®tre tavernier, mГЄme si c'Г©tait un travail que tu n'avais jamais fait auparavant. Tout autant, j'ai foi en toi maintenant."

Maros grommela. "J'apprГ©cie le vote de confiance."

Henwyn leva une main. "Au moins, laisse-moi me joindre Г  toi. Je prГ©fГЁre ГЄtre sur les routes plutГґt que de traГ®ner dans le coin Г  attendre qu'un contrat pointe son nez."

"Ha ! Hen, tu es le plus ancien de nous tous. Je serais heureux d'avoir ta compagnie. En plus, je pense avoir besoin d'un archer si je veux mettre quelque chose Г  rГґtir. Mais le mieux que je puisse te proposer, c'est un dixiГЁme des dix pour cent non remboursables."

Henwyn haussa les Г©paules. "C'est plus qu'acceptable. Mais s'il s'agissait de Fenn au lieu de Jalis, je demanderais plus."

Maros souris, amusГ©. "S'il s'agissait de Fenn, nous n'aurions pas cette discussion."

"Alors, si cet aspect est rГ©glГ©," dГ©clara Luthan, "je ne veux pas que tu te fasses du souci pour la taverne pendant ton absence. Je m'en occuperai Г  ta place, ouais, mГЄme en plus de mes attributions de chef."

Henwyn sirota ce qui restait de son vin et se leva. "Je vais aller nous dГ©goter un chariot. Si aucun de ceux qui en ont n'est prГЄt Г  aider, je choisirai celui que j'aime le moins. Leaf a dГ©jГ  ta requГЄte pour le QG. Elle se met en route bientГґt. N'est-ce pas, petite ?"

Leaf se leva et se tint debout prГЁs de lui. "Mon sac est dГ©jГ  prГЄt. J'ai juste besoin de passer le prendre Г  la maison de la Guilde."

"Bonne chance," lui dit Maros. "Et ne traГ®ne pas."

Leaf sourit. "Je ne traГ®ne jamais." Avec un clin d'Е“il envers Henwyn, elle traversa la salle et se glissa entre les portes battantes.

"Elle a plus de potentiel que la plupart des novices, celle-ci," dit Maros. "Et avec un trГЁs bon professeur, Henwyn. Je ne pouvais demander meilleure Г©quipe. Et tu en fais partie, Luthan."

"Allons." Le chef repoussa sa chaise et lissa son tablier. "Retiens-moi cet Г©lan de tendresse, surtout que j'ai des marmites Г  nettoyer."






Jalis s'accroupit, visa et pressa la dГ©tente de son arbalГЁte. Un instant plus tard, le balukha dans le lointain laisser Г©chapper un croassement de douleur, fit quelques pas hГ©sitants et s'effondra.

Elle gratifia ses compagnons d'un sourire satisfait. "Je l'ai eu !"

"Bien visГ©, copine," dit Dagra.

Jalis sourit. "Je vis pour tes compliments, Гґ Homme Г  Barbe." Elle se leva et mima une rГ©vГ©rence, tout Г  fait consciente d'ГЄtre complГЁtement dГ©placГ©e avec ses armes et sa tenue de voyage froissГ©e.

Elle partit au trot chercher le volatile qu'elle avait abattu et Oriken lança : "Ça nous remplira la panse pour ce soir. Et ouis ça changera des lapins malingres et des baies de marécages. On ferait peut-être mieux de faire une pause ici. Qu'est-ce que vous en dites ?"

Jalis approuva, son estomac gargouillait dГ©jГ . "D'accord," cria-t-elle par-dessus l'Г©paule tout en saisissant le balukha mourant. "J'ai fait la chasse, vous les hommes pouvez maintenant vous chamailler pour faire un feu et dГ©pecer la carcasse." Elle sortit Silverspire de son fourreau et glissa la fine lame dans le cЕ“ur de la crГ©ature. La soulevant par les pattes, elle retourna vers ses compagnons et la dГ©posa par terre.

S'approchant d'un monticule herbeux, elle s'installa par terre et posa Silverspire dans l'herbe prГЁs d'elle. Elle fouilla dans son sac Г  dos Г  la recherche d'un chiffon et de son cuir Г  rasoir, tout en regardant Oriken et Dagra ; l'un dГ©gainait son couteau de chasse en s'agenouillant devant la carcasse et l'autre ramassait de quoi faire du feu dans les buissons avoisinants. Il y aurait encore de longues heures avant la tombГ©e de la nuit mais manger maintenant serait tout aussi bien.

Avec un soupir de frustration, elle cria en direction de ses compagnons : "Je n'arrive pas Г  trouver mon cuir Г  rasoir. Est-ce que l'un de vous l'a pris ?"

"Non, ce truc est Г  toi." Oriken fit une pause pour tapoter le sabre fixГ© Г  sa taille. "Tu sais que je ne polis jamais ce vieux truc."

"La pierre Г  aiguiser se trouve dans le sac d'Oriken," cria Dagra de loin pendant qu'il se penchait pour ramasser du bois.

"Je le prendrais bien pour toi," dit Oriken, "mais je suis pris jusqu'aux poignets dans les tripes de ce truc."

"Oublie ça. Je le retrouverai." Faisant une boule de son chiffon, Jalis se mit à nettoyer la lame de sa dague ; son regard était perdu vers la Route du Royaume qu'ils avaient pu rejoindre après avoir traversé le marécage. Les marais étaient loin derrière eux à présent, bien que le paysage fut encore parsemé de parcelles boueuses. Que quiconque ait choisi de vivre ici était un mystère, à moins que la région n'ait à l'époque été plus propice au fermage et au pâturage. Cela se voyait que le vaste marécage n'avait pas toujours recouvert la route et Jalis se demandait si quelqu'un ne l'avait pas créé, tranchant à l'intérieur des terres dans une tentative délibérée de dissuader les voyageurs d'aller plus au sud. Si c'était le cas, c'était en effet décourageant.

Elle finit de nettoyer Silverspire et le remit dans son fourreau puis posa sa tГЄte contre l'herbe. Elle s'endormit vite et ne se rГ©veilla que plus tard au son du feu qui crГ©pitait et Г  l'arГґme de la viande qui rГґtissait.

"Ah, la princesse se rГ©veille," dit Oriken avec un clin d'Е“il tandis que Jalis s'Г©tirait. "Et au bon moment. Dag en a presque fini avec l'oiseau."

Ils s'attaquГЁrent Г  la chair blanche brГ»lante du balukha pendant que le feu se rГ©duisait en braises. L'estomac plein, ils bouclГЁrent leur paquetage et reprirent leur voyage, suivant ce qu'il restait de la route. Les heures s'Г©grenaient, le globe dorГ© de Banael poursuivant sa course dans le ciel bleu.

Tout en marchant, Jalis réajusta son sac dans son dos, puis pinça sa chemise pour en décoller le tissu de son dos en sueur. "Je devrais être habituée à cette chaleur," marmonna-t-elle. "J'ai été à Himaera trop longtemps. J'ai passé plus de vingt ans dans l'Arkh et la plupart du temps à Sardaya. La température ici, en comparaison, est beaucoup plus supportable."

"Bah." Devant elle, Oriken Г©changea un regard avec Dagra et sourit par-dessus son Г©paule. "Il n'y a rien de tel que de passer trop de temps Г  Himaera."

Jalis se moqua. "Venant d'un homme qui n'a jamais mis les pieds en dehors de sa terre natale ? Excuse-moi si je ne te prends pas au mot."

"Eh, on a tous pris le ferry pour l’île de Carrados, tu te souviens ?"

"Comment pourrais-je oublier ?" dit Dagra "Tu as passГ© ton temps Г  vomir sur le pont."

"Ce n'Г©tait pas ma faute ! Personne ne m'avait prГ©venu. Tu ne me verras plus sur un bateau, Г§a, tu peux en ГЄtre sГ»r."

Jalis secoua la tГЄte. "Carrados ne compte pas. Г‡a fait toujours partie d'Himaera. Mais bien tentГ©, va, l'Homme au Chapeau."

Oriken agrippa le rebord de son chapeau et le souleva pour s'essuyer le front. "En vrai, j'ai beaucoup aimé ce temps en compagnie des moines sur cette île. Si ce n'était l'océan, ça ne me dérangerait pas de quitter Himaera pour aller m’y détendre. À écouter Jalis, Sardaya semble bien attrayant."

"Attrayant ?" Jalis éclata de rire. "Je n'en dirais pas tant. Le paysage est magnifique, certes. Les hommes et les femmes y sont beaux, pour la plupart. Leur culture est riche. Mais il y a la présence constante des reivers et des troupes d'Ashcloak qui passent de ville en ville pour collecter les impôts. Et puis, bien que la faune soit beaucoup plus variée dans l'Arkh, il en est de même des monstres. Et puis, il y a les— Eh !" Elle trébucha contre Dagra qui s'était arrêté net. "Dag, fais attention ! Ne me dis que tu as déjà besoin d'une pause ?"

Dagra lui toucha l'Г©paule et pointa devant. D'une voix sombre, il dit : "Je crois que nous avons atteint notre destination."

Ils venaient d'arriver au sommet d'un promontoire et devant eux s'Г©talait une vallГ©e peu profonde qui s'ouvrait Г  perte de vue dans toutes les directions, son rebord remontant dans le lointain. Vers la droite, le murmure presque imperceptible de l'ocГ©an leur parvenait dans la chaude brise d'est, et devant eux...

Oriken siffla. "Alors Г§a, pour un mur."

Une ligne sombre dГ©coupait la lande au-dessus de la vallГ©e, s'Г©tendant presque depuis la cГґte occidentale pour disparaГ®tre derriГЁre le paysage vallonnГ© au loin Г  l'est. Les sommets des crГ©neaux, blanchis par le soleil, pointant comme les dents abГ®mГ©es de la mГўchoire d'un incroyable gГ©ant, rappelait Г  Jalis l'ancien dieu de la pierre, Cherak. "D'accord," dit-elle, la voix Г©touffГ©e par l'admiration, "je dois l'admettre, ce mur est plus grand et aussi plus laid que n'importe quel mur de mon pays. Sur ce point, vous m'avez battue."

Dagra serra son pendentif dans sa main. "Peu importe le mur," dit-il la voix serrГ©e. "Regarde au-delГ . C'est la citГ©." Il tourna un visage pГўle dans la direction dont ils venaient d'arriver.

Jalis abrita ses yeux des rayons du soleil. Son regard dГ©riva au-delГ  du mur vers le lointain, errant Г  travers le paysage nГ©buleux. "Oh," murmura-t-elle.

Au-dessus et bien au-delГ  des remparts dГ©chiquetГ©s, les sombres contreforts des derniers vestiges de la civilisation de l'Г‰poque des Rois s'Г©tendaient, Г  peine visibles dans l'horizon brumeux.

"La citГ© lГ©gendaire de Lachyla. Impressionnante." Oriken arracha ses yeux du spectacle pour regarder Jalis. "Г‡a met les choses en perspective, non ?"

"Que veux-tu dire ?" Elle avait les yeux fixГ©s sur les tours, les flГЁches et les dГґmes qui marquaient le paysage comme des ampoules gonflГ©es. La citГ© de Lachyla Г©tait impressionnante, mais de savoir que l'endroit Г©tait mort et vide depuis des siГЁcles la fit frissonner.

"Ce que je veux dire," dit Oriken, "c'est que notre contrat pour cette babiole est dГ©risoire en comparaison Г ..." Il Г©tendit les bras en direction de la citГ© au loin. "ГЂ Г§a."

Dagra se retourna pour leur faire face. "J'Г©tais persuadГ© que cet endroit n'Г©tait qu'un mythe," dit-il. "Juste une fable pour que les vieux puissent faire peur aux enfants."

"Et pour que les Tisseurs de Contes puissent faire peur Г  tout le monde," dit Oriken.

"Eh bien, Г§a a marchГ©. La lГ©gende de Lachyla me terrifiait Г  chaque fois que ma grand-mГЁre nous la racontait quand on Г©tait petits." Dagra prit une inspiration en tremblant.

"Tu vas bien ?" Oriken demanda.

Jalis capta le regard de Dagra. "Eh," dit-elle doucement.

"Je sais. Je gГЁre." Il s'Г©claircit la gorge. Son visage se transforma en un masque de rГ©solution. Il regarda Jalis, puis Oriken, et leur fit un petit sourire forcГ©. "Alors ? On va aller chercher cette foutue babiole ou non ? Oui ? Allons-y, alors !"

Dagra reprit sa marche sur la Route du Royaume. Oriken Г©changea un regard terne avec Jalis avant de lui emboГ®ter le pas. Il avait l'habitude de cacher ses Г©motions sous un comportement dГ©sinvolte mais Jalis savait qu'Oriken luttait contre quelque chose Г  l'intГ©rieur de lui, tout comme Dagra, et ce n'Г©tait pas seulement de se retrouver face Г  face avec une histoire de fantГґmes. D'aprГЁs les bribes d'informations qu'elle avait glanГ©es en cours de route, la lГ©gende de Lachyla Г©tait si fantaisiste que ni Oriken, ni Dagra ne pouvaient ГЄtre certains que ce lieu existГўt vraiment. Les gens avaient tendance Г  user d'imagination pour faire apparaГ®tre une lГ©gende Г  partir de rien. Chaque lГ©gende avait une origine, aussi minuscule ou, en l'occurrence, aussi grande fut-elle. L'Г©norme citГ© devant elle n'Г©tait pas une surprise mais le temps avait le don d'exagГ©rer les dГ©tails les plus petits de toute histoire.

Jalis lança un coup d'œil en direction du nord et, pendant un moment, un sentiment de solitude s'empara d'elle. De se retrouver si loin de toute civilisation et en présence d'une telle antiquité fit naître en elle une envie inattendue de retourner dans son propre passé. Mais cette envie fut éclipsée par l'atmosphère mélancolique qui s'échappait de Lachyla. Avec un soupir, elle suivit ses amis en direction de la Cité Ravagée.






La terre compacte de la route et des chemins commençait déjà à sécher après la récente averse, grâce aux rayons chauds de Banael qui était à mi-course de son voyage déclinant. Maros se tenait debout devant le Camelot Solitaire, ses mais posées sur la poutre de la clôture. Il ruminait tout en regardant les maisons et les échoppes familières en pierre et en bois, qui avaient été construites sans aucun souci de symétrie. C'était ainsi avec les migrants et les colons.

ГЂ travers les habitations, il regarda en direction des collines et des bois. Ses pensГ©es Г©taient tournГ©es vers Jalis, Oriken et Dagra, ses compagnons, avant qu'il ne fut forcГ© Г  raccrocher ses lames. Sa certitude que quelque chose clochait avait considГ©rablement augmentГ© depuis qu'il avait entendu l'histoire de Jerrick. Et puis il y eut cette complication supplГ©mentaire de Cela Chiddari qui avait passГ© l'arme Г  gauche...

"Patron."

"Agh !" Maros se retourna brusquement pour voir Henwyn debout prГЁs de lui. "Par les couilles en feu de Banael, mec ! Tu essaies de m'envoyer de vie Г  trГ©pas ou quoi ?"

Le lancier vГ©tГ©ran rГ©prima un sourire et inclina la tГЄte en s'excusant. "Bonne nouvelle," dit-il. "Leaf est en route pour le quartier gГ©nГ©ral et j'ai pu trouver un chariot et un conducteur. Je dis pas que deux mules nous ferons avancer plus vite mais je prГ©fГЁre Г§a que d'avoir Г  te porter sur mon dos si tu fatigues. Sans vouloir t'offenser, patron, mais tu es lГ©gГЁrement lourd mГЄme si ma force est lГ©gendaire."

"Ha !" Maros claqua une main sur l'Г©paule d'Henwyn, ce qui fit flГ©chir ses genoux d'un bon pouce. "Peu de mots plus vrais ont jamais Г©tГ© prononcГ©s, Hen. Qui as-tu embauchГ© ?"

"Le meunier. Wymar."

Maros grommela.

"Ouais, je sais. J'en ai essayГ© d'autres avant lui mais personne ne voulait risquer de s'aventurer au-delГ  des limites du Plateau avec rien de que des petits hameaux aux alentours. Wymar Г©tait le seul qui n'ait pas protestГ© d'office. L'appГўt du gain, sans aucun doute."

"Avec quelle facilité les gens d'ici oublient que les sabreurs leur facilitent la vie rien qu'en vivant dans cette ville. Par contre, quand il s'agit de rendre une faveur—"

"Ce n'est pas tout, patron."

Maros Г©mit un grondement sourd. "Quoi d'autre ?"

"Wymar est Г©nervГ©, il a dГ» rГ©partir sa charge de travail parmi le restant de son personnel pour ce qui semble ГЄtre quelques bonnes semaines."

"Par Verragos, qu'est-ce qu'il raconte lГ  ?"

"Renfrey," dit Henwyn en guise d'explication.

"Pfff, cette petite fouine ? Je l'ai Г  peine effleurГ©. Quel est le problГЁme ?"

"Eh bien, on dirait qu'il est arrivé à rentrer chez lui après que je lui ai renversé un seau d'eau sale sur la tête pour le réveiller. Mais quand il s'est réveillé de son sommeil d'ivrogne, il s'est aperçu que son doigt était cassé."

"Son doigt ?"

"Et donc, il est en arrГЄt de travail."

"Ouais, et Wymar, il veut en tirer le plus grand profit. Je vois. L'Г©tendue des dГ©gГўts ?"

"Il veut dix piГЁces d'argent pour la perte de travail."

"Dix ! Cet ivrogne de Renfrey ne doit pas gagner plus d'une piГЁce par semaine !"

Henwyn haussa les Г©paules. "C'est vrai mais le meunier prГ©tend que la redistribution des tГўches lui occasionne des coГ»ts supplГ©mentaires, plus la couverture des dommages pour la perte de travail qualifiГ©, la chute du niveau de production, pour ainsi dire."

"Travail qualifiГ©. Je lui en donnerais, moi, du travail qualifiГ©. Bon, dix piГЁces d'argent pour ce sale voleur. Et le chariot ?"

"Eh bien, Wymar sera notre conducteur, et puis il parle de nourriture pour les mules, d'usure des roues du chariot—"

"Par la verge poilue de Cherak !" Maros agrippa la clГґture. Les muscles de son bras se contractГЁrent tandis qu'il serrait la poutre en bois.

"Doucement, patron," le prévint Henwyn comme la clôture commençait à se fissurer.

"Bien. Bien. Finissons-en, Hen. Je garde mon calme."

"Cinquante piГЁces d'argent."

La poutre fut arrachГ©e de la clГґture. Maros la jeta sur le cГґtГ©. Un sourire crispГ© lui fendit le visage. "La violence me calme." Il leva les sourcils pour souligner le fait.

"D'accord," soupira Henwyn. "Je suis content que tu aies eu autre chose que ma pomme sous la main."

"Cinquante, Г§a fait dix pour cent du budget pour ce travail. Et tout Г§a va finir dans la poche de Wymar s'ils ne retrouvent pas le joyau, ou la moitiГ© de la part qui me revient s'ils le trouvent. Par tous les dieux, mon gras, Г§a aurait coГ»tГ© moins d'acheter deux mules pour toi et un chariot pour moi."

"J'ai essayГ© Г§a aussi." Henwyn haussa les Г©paules. "Tu sais qu'il y a peu de mules disponibles. Personne n'est disposГ© Г  en vendre. Si je me mets Г  leur place, je ne les blГўme pas. Je ne peux mГЄme pas en vouloir Г  Wymar de vouloir garder un Е“il sur ses bestioles plutГґt que de nous les confier."

Maros soupira. "Bah, on ferait tout pour les amis, non ? Va dire Г  ce voleur de meunier que pour le prix qu'il demande, on s'en va avant le coucher du soleil ce soir. Il a quatre heures pour se magner le cul et on est parti. Je ne suis pas parvenu Г  ce stade de ma vie sans faire confiance Г  mes tripes, et mes tripes me disent que Jalis et les gars sont en danger."


Chapitre Sept

Patience et PriГЁres






Dagra et ses amis descendaient dans la vallГ©e alors que le soleil du crГ©puscule plongeait dans l'horizon lointain. Les flГЁches et les tours fantГґmes de la citГ© au loin s'Г©vanouirent Г  la vue, de mГЄme que le mur lui-mГЄme et ses crГ©neaux. Le mur Г©tait encore Г  une heure de marche mais la nuit tomberait aussitГґt une fois arrivГ©s. Dagra regarda vers l'est, plissant des yeux en direction d'un gawek solitaire nichГ© au pied d'un promontoire. Ses troncs jumeaux Г©taient enroulГ©s l'un autour de l'autre, les hautes branches jetant une ombre longue sur le versant de la vallГ©e.

"On ne met pas les pieds dans ce lieu oubliГ© des dieux avant le lever du jour," dit-il. Voyant l'expression d'Oriken, il rajouta : "Pas de discussion. Je n'y mettrai les pieds qu'en plein jour et avec assez de marge devant nous. C'est dГ©jГ  suffisant d'avoir Г  se promener dans une crypte au sein d'un cimetiГЁre, alors je ne vais pas passer des siГЁcles Г  le faire dans l'obscuritГ© s'il n'y a pas lieu de le faire."

Oriken haussa les Г©paules. "C'est dГ©sert, Dag. Je ne vois pas oГ№ est le problГЁme."

"Dagra a raison," dit Jalis. "On ne sait pas ce qui s'y trouve. Pour autant qu'on sache, il pourrait y avoir un nid de lyakyn. Ou des cravants qui se sont adaptГ©s Г  vivre dans des ruines plutГґt que parmi les arbres. Ou encore d'anciens piГЁges tendus secrГЁtement dans l'obscuritГ©."

"Г‡a," dit Dagra d'une voix rauque, "et les esprits de tous ces paГЇens morts qui hantent probablement les lieux. Non, non, oublie Г§a. Je suis d'avis de camper ici jusqu'Г  demain. On est bien arrivГ©s jusqu'ici, qu'est-ce qui presse ?"

"On va aller jusqu'au point le plus haut et on trouve un endroit oГ№ camper," proposa Jalis.

"On pourrait tout aussi bien s'abriter sous cet arbre." Dagra fit un signe en direction du gawek. "Cet endroit en vaut bien un autre dans cette zone maudite."

Oriken secoua la tГЄte. "On y est presque et tu te dГ©gonfles."

Dagra lui lança un regard fâché.

"C'est une sage dГ©cision," dit Jalis en se dirigeant vers l'arbre. Alors que Dagra lui emboГ®ta le pas, elle jeta un regard en direction d'Oriken. "Allez, on termine la journГ©e ici et on attaque demain avec l'Г©nergie du matin."

"D'accord, d'accord." Oriken tordit le rebord de son chapeau et se traГ®na derriГЁre eux. En approchant du gawek, il dit : "Laissez-moi au moins explorer l'entrГ©e avant la tombГ©e de la nuit. Je promets de ne pas y entrer seul."

"Non. Personne ne va nulle part seul. Pas cette fois. Et puis, l'entrée est barrée. On aura besoin du grappin pour escalader." Voyant l'expression déçue d'Oriken, Jalis le regarda avec insistance. "Il y a un dicton de Vorinsia : c'est l'empressement qui a mis fin aux Edel."

"Je n'ai aucune idГ©e de ce que cela veut dire."

"C'est une phrase attribuée au Premier Ascendant à l'époque où Vorinsia avait conquis les terres du sud de l'Arkh, en commençant par Sardaya, puis Khalevali. Les nobles, appelés les Edel en langue vorinsienne, de Khalevali et de ma patrie, surestimant leurs forces, avaient monté une révolte contre la mainmise des forces de Vorinsia. La haute noblesse fut écrasée mais l'Arkhus appela à la clémence, autorisant aux membres survivants des familles à quitter leurs domaines et leur fortune." Arrivant à l'ombre des grandes branches du gawek, elle ajouta : "Ne joue pas au héros, Oriken."

Il se renfrogna. "C'est toi le patron, patron."

"ArrГЄte avec Г§a."

"Comme tu veux, patron."

Jalis le menaça du doigt. "Malan-gamir !"

Oriken eut un sourire narquois. "Je le ferais avec plaisir, siosa, pouvons-nous attendre jusqu'Г  ce qu'il fasse noir ?"

Jalis leva le bras et, d'une tape, fit voler le chapeau de la tГЄte d'Oriken.

"Eh !"

Alors qu'il se penchait pour le récupérer, elle lui lança un regard d’avertissement. "La verge divine, cher Orik, pointe aussi bien vers le trésor que vers le piège. Prends bien garde où tu pointes la tienne. Et maintenant, prends un bol et va voir si tu peux nous trouver des baies fraîches."

"Je me servirai de mon chapeau." De par son ton, il Г©tait clair qu'elle l'avait froissГ©.

"On ne mange pas dans ton vieux machin tout abГ®mГ©," dit Dagra. "Les baies de marГ©cage ont dГ©jГ  assez mauvais goГ»t comme Г§a, sans y ajouter ta sueur et tes sales cheveux."

Oriken haussa les Г©paules et fouilla un bol dans son sac.

"Passe-moi l'arbalГЁte, jeune fille," dit Dagra. "Je vais aller avec lui."

Oriken le regarda pendant qu'il refermait son bardas. "C'est un peu excessif."

Dagra rigola tout en prenant l'arbalГЁte des mains de Jalis. "T'inquiГЁte, je ne vais pas te tirer dessus juste pour avoir dГ©sobГ©i au chef."

"Ne commence pas," prГ©vint Jalis.

Dagra inclina la tГЄte et lui fit discrГЁtement un clin d'Е“il avant de suivre Oriken. MГЄme si son humeur s'Г©tait un peu allГ©gГ©e, son agitation intГ©rieure demeurait.

Dagra s'appuya sur les troncs enchevГЄtrГ©s du gawek et laissa son regard courir sur le paysage du soir recouvert de lumiГЁre argentГ©e. Quelques nuages obscurcissaient la course ascendante d'Haleth qui n'Г©tait qu'une pГўle lueur dans le ciel Г©toilГ©. Au-delГ  des pierres qui formaient la route, les endroits oГ№ se trouvaient des bancs de marГ©cages Г©taient signalГ©s par les minuscules point lumineux des feux follets qui luisaient au-dessus de la lande. Tout Г©tait calme, Г  part le gazouillis et le pГ©piement des passereaux, le lointain croassement d'une grenouille et les ronflements discrets d'Oriken.

Dagra posa ses coudes sur ses genoux et, pour ce qui lui semblait ГЄtre la milliГЁme fois depuis qu'il avait pГ©nГ©trГ© les Terres Mortes, il appela les dieux de ses pensГ©es. Aveia et Svey'Drommelach bГ©nis. ProphГЁte Avato. Sage Ederron. Г‰coutez votre dГ©vouГ© en ce moment de besoin. ProtГ©gez-le de vos ailes alors qu'il se dirige vers les tГ©nГЁbres et faites que votre divine bontГ© chasse le mal et les ombres. Donnez-lui la force d'aller lГ  oГ№ vous n'ГЄtes pas et, de lГ , de retourner dans votre domaine. Si c'est votre volontГ©, guidez son retour pour qu'il continue de vous servir, ou bien, si c'est votre volontГ©, guidez son Гўme vers Kambesh pour qu'il puisse renaГ®tre.

Alors que Dagra finissait sa priГЁre, Oriken renifla dans son sommeil et claqua des lГЁvres. Dagra regarda dans sa direction et il se figea, l'estomac nouГ©. Une silhouette pГўle, bipГЁde, Г©tait accroupie au-dessus d'Oriken, sa tГЄte informe penchГ©e sur la couverture qui recouvrait le torse d'Oriken, ses bras gГ©latineux sans mains tapotant le tissu de laine. Dagra, paralysГ©, fixait cette curiositГ© informe.

Sortant de sa transe, il appela Oriken Г  voix basse. Bien que la crГ©ature ne semblГўt manifester aucune agressivitГ©, il ne voulait pas la provoquant en poussant un cri. Une rГЁgle fondamentale dans la nature sauvage Г©tait de ne jamais sous-estimer une faune ou une flore inconnue. Oriken grommela et se mit Г  ronfler doucement.

Dagra empoigna son glaive et s'accroupit. Il avança avec précaution mais la créature semblait concentrée, la tête perdue dans la couverture. Une fois tout proche, il l'attaqua de son glaive. La lame s'enfonça profondément dans la chose mais celle-ci réagit à peine. Il retira la lame et remarqua, abasourdi, l'absence de sang sur la peau blanchâtre ; bouche bée, il observa la plaie se refermer sur elle-même.

"C'est Г§a, sale bГўtard," murmura-t-il tout en tranchant dans la tГЄte de la crГ©ature d'un coup de glaive latГ©ral. Le glaive plongea dans la chair molle qui offrit peu de rГ©sistance mais la lame passa au travers et la chair sembla se cicatriser instantanГ©ment. La crГ©ature leva la tГЄte et se tint debout. Elle s'Г©loigna de la couverture et tourna son visage sans trait vers Dagra, puis s'en alla.

"Orik ! RГ©veille-toi !" Dagra se redressa, poursuivant du regard la crГ©ature qui s'Г©vanouit dans la nuit.

Jalis se rГ©veilla et se mit sur son sГ©ant. Alors qu'elle scrutait l'obscuritГ©, un couteau Г  lancer apparut dans sa main.

Dagra attrapa Oriken par les Г©paules et il le secoua violemment. "RГ©veille-toi, merde !"

"Hein..." Paresseusement, Oriken se frotta le visage et finit par ouvrir les yeux. "Quelqu'un a mis de la mandragore dans mon thГ© ?"

"Tu n'as pas bu de thГ©," marmonna Jalis en remettant le couteau dans sa poche.

Oriken souleva la tГЄte et regarda autour de lui. "Alors, Dag ?" dit-il encore endormi. "T'as vu quelque chose ?"

"Oui ! Non. Je ne sais pas. Il y avait..." Mais la crГ©ature Г©trange avait disparu.

Jalis lui lança un regard sévère. "Tu t'es assoupi et tu as fait un rêve ?"

"Non ! Je vous jure, il y avait quelque chose..."

"Eh !" Oriken se redressa et s'assit. Il jeta un coup d'œil à sa couverture. "C'est quoi ce truc blanc dont je suis couvert ? Dag ? Je ne plaisante, tu ferais mieux de ne pas—"

"Il y avait une crГ©ature !" protesta Dagra pendant qu'Oriken se dГ©barrassa violemment de sa couverture. "C'Г©tait un... ah, je sais pas !" Il bafouillait d'exaspГ©ration.

"Dégoûtant." Oriken pinça sa chemise entre deux doigts. "C'est passé au travers."

"Laisse-moi voir." Jalis se pencha au-dessus de lui et souleva sa chemise pour exposer la peau de son torse. Il y avait trois amas de cette substance collante emmГЄlГ©s aux poils de sa poitrine et des cercles rouges se dessinaient au travers.

"Qu'est-ce que..." dit Oriken en attrapant la couverture pour essuyer le liquide. "C'est engourdi."

Dagra fixait la couverture des yeux. Les parties de laine où la créature avait posé sa tête et ses mains commençaient à se désintégrer.

Jalis l'avait également remarqué. En toute hâte, elle s'empara de son sac et en sortit une serviette et une pochette et elle versa de l'eau sur la poitrine d'Oriken. Avec le coin de la couverture, elle épongea la substance collante des plaies autant qu'elle le put. De la pochette, elle prit une feuille humide et la plaça sur la plus grande des trois plaies. "Le népenthès est le meilleur traitement que nous ayons sous la main pour le moment. Peut-être cette créature n'était-elle pas venimeuse."

Oriken hocha la tГЄte et regarda Dagra. "Г‡a ressemblait Г  quoi ?"

Dagra Г©tait perplexe. Il dГ©crivit la crГ©ature du mieux qu'il put mais ni Oriken, ni Jalis ne purent s'en faire une idГ©e prГ©cise.

"Nous allons devoir ГЄtre plus vigilants." Jalis prit deux feuilles de plus de la pochette et dit Г  Dagra : "Bravo de l'avoir vue Г  temps. On ignore l'Г©tendue du mal que Г§a a pu causer Г  Oriken pendant son sommeil. J'imagine que la sГ©crГ©tion contenait un anesthГ©sique."

Oriken pГўlit pendant que Jalis continuait d'appliquer les feuilles de nГ©penthГЁs sur ses plaies. "Je te revaudrai Г§a, Dag. Г‰coute, je m'excuse de t'avoir criГ© dessus."

Dagra bougonna. "Oublie ça. Retourne te coucher. Je vais monter une autre garde et je te réveille dans deux heures. Je veux faire une rapide surveillance aux alentours de toutes façons. Si j'attrape cette chose, je la mets en pièces."

"Merci," dit Oriken. "Je doute de pouvoir me rendormir pourtant."

"Reste Г©veillГ© alors," proposa Jalis. "Mais repose-toi. Si tu te sens bizarre, appelle Dag ou rГ©veille-moi." Elle jeta un coup d'Е“il Г  son bras. "Comment va cette blessure que tu as eue avec le cravant ?"

Oriken serra et desserra son poing. "Beaucoup mieux." Il fouilla dans le fond de son sac et en sortit sa veste en peau de nargut doublГ© de fourrure et l'enfila. Tout en fermant la rangГ©e d'agrafes sur le devant de sa veste, il regarda Dagra et Jalis, tour Г  tour. "Eh, Г§a va, je ne veux plus courir aucun risque." Il s'allongea et posa son chapeau sur sa poitrine.

Jalis retourna s'enrouler dans sa couverture et, en moins d'une minute, se rendormit. Oriken croisa les bras derriГЁre la tГЄte et fit un signe de tГЄte en direction de Dagra. AprГЁs avoir rengainГ© son glaive et vГ©rifiГ© que l'arbalГЁte Г©tait chargГ©e, Dagra partit faire sa patrouille.

Des cadavres, des cravants, des hommes sauvages et des trucs bizarres blancs et gГ©latineux, pensa-t-il. Et au matin, sans doute les esprits de gens morts depuis longtemps. Il envoya rapidement une autre priГЁre aux dieux et aux prophГЁtes pour que demain ne soit pas une Г©preuve supplГ©mentaire. Il s'agissait maintenant d'attendre si, et comment, ils rГ©pondraient Г  ses priГЁres.




Chapitre Huit

Observateurs du Bout du Monde






Oriken mГўchonnait un coriace bout de viande sГ©chГ©e tout en suivant les plaies de son abdomen du bout d'un doigt. Le nГ©penthГЁs avait fait son travail. La peau Г©tait Г  vif mais elle cicatrisait, des croГ»tes avaient commencГ© Г  apparaГ®tre et, Г  la fin de son tour de garde, l'engourdissement avait diminuГ©. Il prit l'un des trois Е“ufs de caille bouillis dans la coupe qu'il gardait prГЁs du feu et l'Г©cala. Il regarda le petit Е“uf d'un air maussade. C'Г©tait tout ce qu'il avait pu trouver la veille, bien qu'il eut poursuivi le cri de l'insaisissable caille. Leurs derniГЁres provisions de viande salГ©e, un petit Е“uf chacun et un bol de baies des marГ©cages, c'Г©tait lГ  tout leur petit-dГ©jeuner. Il goba l'Е“uf et l'avala en quelques secondes.

"Moi, je vous le dis," annonça-t-il, "si on trouve l'un de ces cravants dans la cité, je m'en avale un."

Dagra fit une grimace.

"Bah quoi, qui sait quand on aura un autre repas digne de ce nom ? Je suis juste... innovateur."

"Si j'Г©tais toi, je m'en abstiendrais," dit Jalis.

"De quoi, d'ГЄtre innovateur ?"

Jalis lui lança un regard sarcastique. "La chair de cravant est plus coriace que le cuir, à moins de la faire mijoter une journée entière."

Dagra essuya ses mains sur son pantalon et se leva. "Ne me dis pas que tu sais Г§a d'expГ©rience."

"Eh bien, en fait, si." Pendant un moment, Jalis parut perdue dans ses pensées. "C'est quelque chose de rare à Sardaya, du moins quand j’étais petite fille. Les cravants volants étaient un vrai fléau les fois où ils descendaient des montagnes. Mon père prenait souvent part à la chasse mensuelle et, parfois, il apportait un jarret de cravant que les bonnes faisaient mijoter." Elle regarda Oriken. "Mais nous n'en trouverons pas dans la cité parce que nous n'y allons pas. Ça n'est pas nécessaire. Pendant mon tour de garde, j'ai étudié la carte que Cela a donnée à Maros. Les Jardins Funéraires sont directement au-delà du portail. Nous n'avons donc pas besoin d'entrer dans Lachyla."

"Hmm." Oriken saisit son ceinturon posГ© au sol et se leva. "C'est vraiment dommage. J'Г©tais impatient d'aller faire un tour Г  l'intГ©rieur."

Dagra soupira. "Bien sГ»r que tu l'Г©tais."

"On en reparlera plus tard." Jalis se redressa elle aussi et frappa dans ses mains. "Avant tout, les garçons, je crois que nous avons un joyau à trouver."

Le mur d'enceinte s'Г©levait au-dessus d'eux, aussi solide que le temps lui-mГЄme, Г  part quelques moellons effritГ©s et quelques morceaux de mortier cassГ© au pied du mur. Oriken se sentait petit et insignifiant devant ces vieilles pierres imposantes.

"S'il y avait des archers sur ces créneaux," dit-il, "il n'y aurait aucun moyen d’accéder à l'intérieur, pas même avec une armée, et encore moins un trio de sabreurs."

"Heureusement qu'on a le grappin," dit Jalis.

"Et qu'il n'y a personne d'autre," rГ©plique Oriken. "N'est-ce pas, Dag ?"

"J'espГЁre," dit Dagra sourdement.

Oriken remarqua le long du mur les restes d'une corde qui pendait depuis les remparts crГ©nelГ©s. "Y a pas quelque chose qui vous dГ©range, vous deux ?"

Jalis fronça les sourcils en regardant la corde usée.

"Г‡a a l'air trГЁs vieux," dit Dagra.

Oriken hocha la tГЄte. "Mais je ne crois pas que Г§a date du flГ©au. Et si ce que je dis est vrai, Г§a veut dire que nous ne sommes pas les premiers Г  nous ГЄtre aventurГ©s ici depuis que les cartes ont marquГ© ce territoire de la tГЄte de mort.

Il porta son attention vers la herse abaissée dont les pointes étaient plantées dans la poussière entre les dalles fendillées. Les barres de fer rouillées étaient chacune aussi épaisse que son poignet. Il avança pour jeter un œil au travers et regarda au-delà, bouche bée.

"Le mot mort prend tout son sens..." murmura-t-il.

Jalis Г©tait Г  ses cГґtГ©s. "Oh...," murmura-t-elle, puis elle recula d'un pas. "Eh bien, Orik. ГЂ toi l'honneur ?"

Avec un sourire, il se débarrassa de son sac. Il en sortit un long rouleau de corde dont l’une des extrémités était attachée à un lourd grappin.

"Reculez," dit-il. Il enroula la corde autour de son bras et s'avança vers le mur. Il bloqua l'extrémité libre de la corde sous son pied, jaugea la hauteur du rempart et fit osciller le crochet à l'autre extrémité de la corde. Puis, il lâcha la corde et le crochet s'éleva dans les airs, passa au-dessus, puis au-delà du mur et, dans un mouvement d'arc, redescendit et accrocha un rebord sur la passerelle qui longeait le haut du rempart. Il tira sur la corde pour tester l'ancrage du grappin puis il remit son sac à dos sur ses épaules.

"Honneur aux dames ?" dit-il Г  Jalis.

"Ah, merci, sios. Très aimable à toi." Elle empoigna la corde, s'élança avec agilité et commença à grimper.

Oriken surveillait son ascension jusqu'Г  ce qu'elle ait atteint le sommet. Puis, il se tourna vers Dagra. "AprГЁs toi."

Dagra ne dit pas un mot. Le visage crispé, il suivit le mur du regard. Il saisit son pendentif Avato et le pressa contre ses lèvres avant d'empoigner la corde à son tour. Il commença à se hisser, ses bottes trouvant à s'agripper dans les irrégularités des pierres. Oriken l'entendait grogner sous l'effet de l'effort, puis Dagra parvint à se hisser jusqu'aux créneaux.

Vers son sommet, le mur avait une lГ©gГЁre inclinaison mais cela n'en facilitait pas moins son ascension. Avec ses longs membres et le poids de son bardas, les muscles des Г©paules d'Oriken Г©taient au supplice quand il atteignit enfin le sommet. De la sueur dГ©goulinait le long de son visage pendant qu'il se rГ©tablissait Г  travers les crГ©neaux. Sans observer de pause, il tira la corde et l'enroula sur elle-mГЄme.

Dagra Г©tait accroupi prГЁs de lui, le regard troublГ©.

"Eh," lui dit Oriken, "on finira ce travail. Nous sommes des sabreurs. C'est notre vocation."

AprГЁs avoir rangГ© la corde et le crochet dans son sac, Oriken se redressa et, pour la premiГЁre fois, il Г©tudia le paysage des Jardins FunГ©raires et de la citГ© de Lachyla au-delГ , puis il comprit pourquoi Dagra avait l'air prГ©occupГ©. Il se frotta la barbe tout en regardant les innombrables rangГ©es de pierres tombales alignГ©es dans le vaste pГ©rimГЁtre du cimetiГЁre. Des vases d'argile fissurГ©s Г©taient debout ou couchГ©s prГЁs de leurs plaques funГ©raires. Des statues de pierre partiellement effondrГ©es parsemaient le sinistre paysage, certaines avec leurs bras et leurs tГЄtes rassemblГ©es Г  leur pied. Les statues de bronze, Г©rigГ©es telles des sentinelles Г  cГґtГ© de portes de cryptes sophistiquГ©es, Г©taient plus rares. Des silhouettes d'arbres sans feuilles qui, Г  cette Г©poque de l'annГ©e devaient ГЄtre en pleine floraison, projetaient leurs ombres, telles des doigts s'agrippant au sol. Tout Г©tait recouvert du poids des siГЁcles.

"Tu as perdu ta langue ?" demanda Jalis.

"Pour une fois, oui," avoua-t-il.

Le terrain plantГ© de tombes descendait puis remontait dans le lointain vers une muraille qui enfermait les morts dans un grand rectangle de pierre. Les remparts au loin paraissaient petits de lГ  oГ№ ils se trouvaient, mais le large couloir central qui traversait le cimetiГЁre se dГ©roulait jusqu'Г  une deuxiГЁme herse au milieu de la muraille.

Le Litchgate, le Portail des Morts-Vivants. Oriken se rappela avoir entendu ce nom dans les contes.

Aussi lugubres que les Jardins FunГ©raires puissent ГЄtre, la citГ© au-delГ  Г©tait complГЁtement diffГ©rente. Des murs lourdement fortifiГ©s ceignaient l'ensemble de la citГ©. Les bГўtiments les plus proches Г©taient cachГ©s derriГЁre la muraille du cimetiГЁre mais, au fur et Г  mesure que le terrain remontait au-delГ  de la herse, on apercevait une artГЁre principale qui se faufilait entre des rangГ©es de constructions en dГґme, obliques et crГ©nelГ©es, vers une sinistre forteresse. La masse du chГўteau dominait la citГ©, juchГ© au sommet d'une basse colline comme une redoutable sentinelle, prГЄte Г  bondir au moindre signe d'intrusion.

"Et nous y voilГ ," murmura Oriken. "Bonjour, ChГўteau de Lachyla."

"Pas le plus accueillant des endroits, hein ?" dit Jalis.

"Difficile de croire que ça ne fait pas partie des endroits qu’il faut absolument visiter à Himaera." Oriken jeta un œil en direction de Dagra. "Et toi qui trouvais la Citadelle Valekha minable."

"Ah mais, Г§a l'Г©tait." Le visage de Dagra Г©tait un masque de stoГЇcisme.

Le pied de la colline sur laquelle trГґnait le chГўteau Г©tait plantГ© d'une myriade de constructions, plus petites que le chГўteau, mais de tailles imposantes, rassemblГ©es telles des fidГЁles autour d'un sanctuaire. ГЂ mesure que l'on s'Г©loignait du cЕ“ur de la citГ©, les constructions devenaient moins hautes, plus petites et avaient l'air moins majestueux. Les flГЁches et les toits en coupole avaient peut-ГЄtre Г©tГ© jolis dans une citГ© vibrante de vie mais aujourd'hui, ils n'Г©taient plus que les fantГґmes d'une grandeur passГ©e ; des traces du flГ©au, sorties tout droit de la terre elle-mГЄme. Oriken devait l'admette, Lachyla Г©tait sans doute l'endroit le plus lugubre qu'il ait jamais vu.

De l'endroit oГ№ il se trouvait, des nappes brumeuses d'ocГ©an scintillaient Г  l'est et Г  l'ouest, rappelant que Lachyla Г©tait construite sur une pГ©ninsule effilГ©e. Il pouvait imaginer les falaises escarpГ©es, au-delГ  des murs de dГ©fense, donnant sur les profondeurs tumultueuses de l'OcГ©an Echilan inexplorГ©.

Le bout du monde, pensa-t-il, se rappelant une fois de plus comment Dagra et lui s'Г©taient agrippГ©s aux flancs abrupts du Mont Sentinelle et avait contemplГ© l'ocГ©an.

Il se retourna au bruit des pas de Jalis et Dagra qui marchaient le long des crГ©neaux en direction d'une tour de treuil. Ramassant ses affaires, il courut les rattraper. Le toit de la tour, fait de chГЄne, s'Г©tait dГ©formГ© avec le passage du temps et des intempГ©ries, mais il semblait encore intact. Au-dessous se trouvait le mГ©canisme du treuil avec, sur le cГґtГ©, une longue poignГ©e en fer. L'extrГ©mitГ© de la chaГ®ne disparaissait Г  travers un trou dans le sol de pierre au-dessus du cГґtГ© de la herse.

"Г‡a n'a pas l'air trop rouillГ©," remarqua Jalis. "En repartant, on essaiera le mГ©canisme ; s'il marche, Г§a nous Г©vitera d'avoir Г  descendre le long du mur et risquer de laisser le grappin derriГЁre nous s'il est coincГ©."

Oriken empoigna le manche de ses deux mains, banda ses muscles et pesa dessus de son poids. Il y eut du mouvement, la chaГ®ne s'enroula autour de la bobine avec le clink-clink-clink sourd des maillons qui s'entrechoquaient, suivi du grincement de la herse qui semblait protester contre le rГ©veil de son long sommeil.

"Je pense qu'on arrivera Г  l'ouvrir," dit-il en Г©poussetant ses mains sur son pantalon.

Depuis la tour du treuil, une volГ©e de marches en pierre menait vers le cimetiГЁre. Oriken suivit Jalis vers le terrain aride, Dagra sur ses talons. Ils traversГЁrent en direction des ruines de l'AllГ©e des Morts-Vivants et se tinrent devant la herse. Oriken jeta un coup d'Е“il Г  travers les barres de fer vers la lande au-delГ  des murs et, pendant un court instant, il se sentit prisonnier, comme piГ©gГ© dans les filets des mots du Tisseur de Contes, transportГ© dans un temps qui aurait peut-ГЄtre dГ» rester enfermГ© dans les paroles de contes anciens. Repoussant cette pensГ©e, il vit Jalis sortir de la poche de ses jambiГЁres un vieux parchemin jauni par le temps et qu'elle se mit Г  Г©tudier.

"Regardez là," dit-elle. Les hommes se rassemblèrent. Du bout d'un ongle, elle traça une ligne vers le nord jusqu'à point situé aux trois-quarts du chemin. "Ça devrait être assez simple. On suit le chemin principal jusqu'à ce point." Elle dessina du doigt une ligne vers la droite et pointa jusqu'à un X tracé par leur cliente. "Puis, on va vers la droite et, on y sera."

"Sans cette carte," dit Dagra avec une expression sombre, "nous aurions passГ© ce cimetiГЁre au peigne fin."

"Eh bien, nous irons remercier Cela Г  notre retour." Jalis fit signe d'avancer. "Pour l'instant, notre prix nous attend."

Oriken lui pressa doucement l'épaule, puis partit en direction de la voie centrale. Jalis et Dagra lui emboîtèrent le pas à ses côtés. Alors qu'ils avançaient, une impression s'infiltra dans son esprit et il ouvrit ses sens à ce qui l'entoura.

J'ai raison, pensa-t-il. Une pointe d'inquiГ©tude naquit au fond de son estomac. Non seulement les arbres Г©taient-ils morts et noircis, ils Г©taient Г©galement recouverts de pustules fongiques. Il n'y avait pas non plus d'arbustes en vue, Г  part de rares amas de ronces dessГ©chГ©es.

Et aucun bruit provenant de quelconques crГ©atures. Г‡a nous permettra de les entendre venir, Г  dГ©faut de les voir. Quel qu'ait Г©tГ© cet endroit auparavant, il devrait ГЄtre envahi d'animaux et de plantes Г  l'heure qu'il Г©tait. Mais il en Г©tait dГ©pourvu. Pas de criquets, pas de mouches, pas d'oiseaux. Des arbres morts et aucune herbe de quelque sorte que ce soit. Quel merdier !

"Il n'y a aucun signe de vie dans cet endroit," dit Dagra. "Rien, Г  part nous trois."

Oriken fronça les sourcils. "Ouais, j'étais sur le point de—"

"Il y a une odeur dans l'air," dit Jalis, son regard survolant les rangГ©es de pierres tombales inclinГ©es.

Oriken aussi pouvait la sentir. Ce n'Г©tait pas juste l'odeur moisie des longues annГ©es d'isolation, ni l'odeur salГ©e de l'ocГ©an voisin ; c'Г©tait autre chose, Г  peine perceptible, mais prГ©sent nГ©anmoins. Il renifla, plissa les yeux.

Doux, comme le parfum qui persiste longtemps aprГЁs qu'une fille qui l'a portГ© ait quittГ© la piГЁce.

"C'est malsain," dit Dagra. "Rien n'est vivant ici. La moisissure recouvre tout et mГЄme celle-ci a sГ©chГ©."

"Tu connais la lГ©gende," dit Oriken. "Il y a peut-ГЄtre une once de vГ©ritГ© dans la lГ©gende de la CitГ© RavagГ©e aprГЁs tout."

Dagra renГўcla. "Un nom appropriГ©, s'il en est un."

Oriken Г©clata de rire. "Ouais, et puis ces soi-disant Jardins FunГ©raires, un vГ©ritable..." il frotta son pouce contre sa barbe et regarda en direction de Jalis. "Quel est ce mot que tu utilisais ? Non-sГ©cateur ? Ouais, c'est Г§a. Cet endroit ne pourrait ГЄtre plus mort. Г‡a, ils ont vu juste. Mais pourquoi des Jardins ? Un nom stupide pour un endroit oГ№ il n'y a pas le moindre brin d'herbe."

Jalis le regarda, amusГ©e. "C'est gГ©nial que tu aies prГЄtГ© attention Г  ma langue maternelle. Je crois que l'expression que tu cherches est non sequitur. Des sГ©cateurs, ce sont des cisailles de jardinage. Mais dans un sens, tu as raison. Ces Jardins n'ont pas du tout besoin d'entretien."

"Eh bien, flГ©au ou pas, Г§a s'est passГ© il y a trГЁs longtemps." Oriken regarda au-dessus de la ligne de toits de la citГ© tentaculaire. "Maintenant qu'on est tout proche, c'est franchement tentant d'aller jeter un coup d'Е“il."

Dagra souffla. "Toi-même tu ressens comment c'est malsain ici, Orik. Ne tente pas le destin plus que nous ne l'ayons déjà fait. Je ne suis pas un lâche et tu le sais, mais je me souviens de la peur que j'éprouvais pour cet endroit quand j'étais garçon, et je n'ai pas besoin de pénétrer dans cette cité pour que cette peur revienne. Être entouré de ces cryptes impies, ces tombes et ces statues est déjà bien suffisant."

"Je disais juste, c'est tout. Eh Dag, tu n'as pas Г  serrer ton pendentif si fort. Tu n'as pas besoin des Dyades, on est avec toi." Oriken fit un clin d'Е“il Г  Jalis. Ses lГЁvres esquissГЁrent un sourire.

"Je prendrai les Dyades et vous deux en plus," dit Dagra. "Plus on est nombreux..."

"Ouais— Woohoo !" Oriken s'arrêta quand il aperçut quelque chose qui émergeait de la poussière à quelques pas du chemin. Il fit quelques pas et se pencha pour observer de plus près. Il y avait un amas de petits os partiellement déterrés dans la terre fissurée, une main humaine, ça ne faisait aucun doute. "Faut croire qu'ils n’enterraient pas bien profond par ici."

"Qu’est-ce qu’il y a ?" La voix de Dagra était nerveuse.

"Tu te souviens de cette maison oГ№ on est tombГ© sur les cravants ?"

"Oui."

"Eh bien, quand je dis qu'il vaut mieux s'en aller, rends-toi service et Г©coute-moi, cette fois. Tu es dГ©jГ  assez sur les nerfs comme Г§a, on n'a pas besoin que tu nous fasses une crise de panique totale."

Dagra se rebiffa et tourna la tГЄte. "C'est notГ©."

Ils continuГЁrent le long de l'AllГ©e des Morts-Vivants jusqu'Г  ce qu'ils soient en mesure d'apercevoir au lointain le mur qui sГ©parait le cimetiГЁre de la citГ©, avec la herse abaissГ©e tout comme au portail d'entrГ©e. Oriken jeta un Е“il par-dessus son Г©paule aux tours et aux remparts du mur de la lande, Г  peine visible derriГЁre les entrГ©es surГ©levГ©es des cryptes, les statues plus grandes que nature et les arbres squelettiques.

"La crypte Chiddari devrait ГЄtre proche maintenant," dit-il.

Jalis replia la carte et la glissa dans sa poche. "Il y a pas mal de cryptes par ici. Je propose qu'on se sГ©pare et qu'on les vГ©rifie sГ©parГ©ment."

Dagra secoua vigoureusement la tГЄte. "Oublie Г§a. Je n'irai pas seul dans ces lieux."

Jalis rГ©prima un soupir. "Je n'ai pas dit qu'on y entrait, Dagra. Je dis qu'on devrait vГ©rifier les noms au-dessus des entrГ©es et sur les statues, lГ  oГ№ il y en a."

"Oh." Il s'Г©claircit la gorge. "D'accord. TrГЁs bien."

Oriken regarda son ami barbu. En vГ©ritГ©, le courage de Dagra avait diminuГ© au fur et Г  mesure qu'ils avaient pГ©nГ©trГ© le Plateau de Scapa et lГ , au milieu du cimetiГЁre, il n'en avait plus. Г‡a n'allait pas. Г‡a n'allait pas du tout. Il claqua des doigts devant le visage de Dagra et lui jeta un regard sГ©vГЁre. "Eh. Allez, lГ . ArrГЄte Г§a tout de suite. Je comprends que tu aies des problГЁmes spirituels en ce moment, mais fais-nous une faveur Г  nous, tes amis, et mets un couvercle dessus. Allons vГ©rifier ces plaques comme Jalis vient de le dire."

"Va te faire foutre," marmonna Dagra. Il leva les yeux pour rencontrer le regard d'Oriken et lui fit un bref signe de la tГЄte. Puis, il tourna les talons et se dirigea vers la crypte la plus proche.

Oriken Г©changea un regard avec Jalis avant de s'en aller explorer la douzaine d'entrГ©es de cryptes des environs immГ©diats. Devant la premiГЁre, il s'Г©tira pour inspecter les inscriptions gravГ©es dans la pierre au-dessus de l'entrГ©e. La pierre avait une fissure verticale qui coupait le nom Hauverydh juste en son centre. La statue qui ornait la crypte gisait couchГ©e prГЁs de la porte, sa face de pierre effritГ©e et usГ©e, ses mains serrant sa poitrine, ce qu'elle avait tenu par le passГ© Г  prГ©sent Г©rodГ© ou tombГ© depuis longtemps.

Oriken passa entre des pierres tombales pour se rendre vers la seconde crypte. Certaines des plaques avaient disparu, d'autres s'Г©taient enfoncГ©es ou Г©taient penchГ©es, tandis que d'autres encore Г©taient demeurГ©es parfaitement droites. Plusieurs des inscriptions comportaient le nom Chiddari, ou ce qui semblait ГЄtre une variante.

"Г‡a s'en rapproche par ici !" appela-t-il.

ArrivГ© Г  la crypte, il se tint debout devant sa statue et vГ©rifia le nom effacГ© par le temps sur la plinthe. Cunaxa Tjiddarei. Les traits altГ©rГ©s Г©taient ceux d'une femme fiГЁre, tenant contre sa poitrine ce qui semblait ГЄtre un marteau et un ciseau. La statue en bronze Г©tait dans une posture oblique, penchГ©e vers l'avant, comme sur le point de faire une rГ©vГ©rence Г  Oriken, le fГ©licitant d'avoir trouvГ© son lieu de repos.

"Ouais," appela-t-il. "C'est ici !"

"Bien jouГ©," dit Jalis dans son dos, ce qui le fit presque sauter hors de lui-mГЄme.

"Par les putain d'Г©toiles et de lunes, Jalis !" siffla Oriken. "Ne fais pas Г§a !"

Elle lui sourit. "DГ©solГ©e."

À l'approche de Dagra, Jalis prit la lampe à huile et la poudrière de son paquetage et s’occupa à produire des étincelles pour enflammer un morceau de tissu à brûler. Une fois que le feu prit, elle plaça un bâton de soufre sur la flamme et s'en servit pour allumer la lampe.

Quand la lampe fut allumГ©e, Dagra dit : "Donne-la moi." Il avait une expression hagarde mais il avait l'air plus dГ©terminГ© que plus tГґt.

Jalis le regarda. "Tu es sГ»r ?"

"Non. Mais donne quand mГЄme." Il prit la lampe et les guida vers l'entrГ©e tГ©nГ©breuse de la crypte Chiddari.


Chapitre Neuf

Rien Sans Peur






"Finissons-en avec cette affaire." Dagra souleva la lampe et scruta la cage d'escalier. Les flammes projetaient une lueur tremblante sur les murs rugueux et les marches en pierre. Au-delГ  du halo de lumiГЁre, la fosse du caveau s'ouvrait dans une sinistre invitation.

Se préparant mentalement, il pressa son pendentif Avato sur ses lèvres, puis avança dans l'obscurité d'un pas lent et délibéré. Un pas, deux... Ses bottes crissaient doucement dans la poussière de pierre usée. Sa respiration étouffée et le bruit des pas de ses compagnons le suivaient dans les profondeurs.

"Ne t'inquiГЁte pas, Jalis," dit Oriken. "Si quelque chose passe au-dessus de Dag, je te protГЁge."

Jalis rigola. "Tu es un bien brave compagnon de dГ©clarer Г§a Г  une maГ®tresse-lame quand elle bloquГ©e derriГЁre toi dans un couloir."

"Que dit le dicton dГ©jГ  ? Garde tes esprits plus affГ»tГ©s que ta lame." Le ton d'Oriken Г©tait nettement enjouГ© mais Dagra savait que c'Г©tait pour masquer son propre malaise.

Quand il parvint Г  un virage dans les escaliers, Dagra se figea sur place. "Par la souffrance des dieux." La lumiГЁre de la lampe Г©clairait les murs Г  angle droit, ce qui projeta des ombres sur les pierres. De sa main libre, il saisit la poignГ©e de son glaive.

"Que se passe-t-il ?" demanda Oriken.

"Rien. J'ai juste... Tout va bien."

"Tu ferais mieux d'oublier cette lГ©gende," conseilla Jalis.

"Ce n'est pas ce qui me dГ©range." Non, pensa-t-il. C'est l'obscuritГ©. Г‡a, et le poids Г©crasant de la terre au-dessus. Et le fait qu'on soit en train de descendre dans un endroit encore plus abandonnГ© des dieux que l'ensemble des Terres Mortes.

Il scruta les tГ©nГЁbres au-delГ  du coude avec angoisse. Pour autant qu'il sГ»t, l'escalier Г©tait vide.

"Je me comporte comme une petite fille qui croit aux fantômes," marmonna-t-il, se forçant à poursuivre la descente. Sauf que, si les fantômes existaient, c'est bien dans cette crypte impie qu'ils se trouveraient.

AprГЁs le virage suivant, les marches dГ©bouchГЁrent sur un sol plat qui s'Г©tendait en un couloir long et Г©troit. Des Г©tais de bois couraient le long des murs entre des dalles de pierre carrГ©es. Des amas de toiles d'araignГ©e poussiГ©reux pendaient depuis les coins des traverses. L'obscuritГ©, humide et pГ©nГ©trante, alliГ©e Г  l'odeur de moisi qui provenait de la gorge noire du couloir, envoya un frisson le long de la colonne vertГ©brale de Dagra.

"Foutues Dyades," dit Oriken, obligГ© de se pencher dans l'espace exigu.

Dagra le fusilla du regard. "S'il te plaГ®t, ne jure pas pendant que je prie."

Oriken inclina la tГЄte davantage, cachant son visage dans l'obscuritГ© ainsi que son sourire narquois.

"Sérieusement, j'ai entendu la même désinvolture de ta part depuis qu'on était gosses et ça ne vaut vraiment pas la peine qu'on en discute. Ce n'est pas du tout le moment de me pousser à défendre l'existence des forces d'au-dessus, d'au-dessous et par-delà Verragos que je sais être réelles et que tu t'obstines à—"

"Tout ce que j'ai dit, c'Г©tait Foutues Dyades."

"Ha !" Dagra leva les yeux. "J'espère que tu n'es pas si occupé à jurer que t'as pas le temps de voir qu’il y a des toiles d'araignée."

Oriken s'arrГЄta et gГ©mit. "Par les Г©toiles... Il fallait qu'il y ait des toiles d'araignГ©e ici, n'est-ce pas ? J'aurais pu le parier."

Dagra poursuivit sa marche, Oriken le suivant de près. Peu de temps après, ils aperçurent une arcade ouvrant sur quelque horreur impie qui les attendait à l'intérieur. Tous ses sens concentrés sur l'arcade sombre, il faillit s'évanouir et manqua de laisser tomber la lampe quand le cri d'Oriken transperça le couloir. Le cœur de Dagra battit à tout rompre quand il se retourna pour voir Oriken se dandiner et battre des bras avec affolement, battant le rebord de son chapeau et reculant en plein sur Jalis, amusée.

Elle l'attrapa par la taille, sans doute plus pour se protГ©ger de son poids que pour calmer ce balourd sans cervelle. En dГ©pit de sa petite stature, elle parvint sans mal Г  arrГЄter leur compagnon de haute taille dans sa lancГ©e.

Les mouvements d'Oriken avaient provoquГ© un nuage de poussiГЁre et un fin voile restait en suspens dans le corridor, rГ©duisant davantage leur visibilitГ©. Les cheveux en sueur et dГ©coiffГ©s, alors qu'il retirait son chapeau, Oriken fixa avec effroi les toiles d'araignГ©e qui s'Г©taient accrochГ©es au rebord et sur la couronne gondolГ©e de son chapeau. Avec une grimace, il s'en dГ©barrassa.

Jalis posa ses mains sur ses hanches, leva le menton et lui jeta un regard déçu.

Remarquant le reproche, Oriken haussa les Г©paules tout en s'excusant et remit son chapeau sur la tГЄte. "Ah ! Г‡a me fout les jetons !"

Dagra soupira. "On le sait !"

Jalis ne pouvait rГ©primer son sourire narquois, puis elle dit, "Tu en as ratГ© une, lГ ." Elle tendit le bras et retira un fil de toile de sa barbe, puis l'essuya contre le mur. "VoilГ . C'est fini." Elle plissa les lГЁvres, puis rajouta, "Vas-tu maintenant te comporter comme un brave sabreur ?"

"J'avais bien dit qu'on aurait mieux fait d'emmener plusieurs torches au lieu de cette stupide lampe," marmonna Oriken. "On aurait pu flamber tout le satanГ© plafond en passant."

Dagra secoua la tête et tourna son attention vers l'arcade plongée dans les ténèbres. Il avança prudemment, chaque pas amenant son lot d'angoisse. Ses peurs avaient repris le dessus.

Je n'ai aucune hГўte Г  aller trouver ce qui se cache lГ -bas, pensa-t-il. Personne n'est entrГ© dans ce caveau mortuaire depuis des siГЁcles. C'est contre nature ! Mais bon, on est arrivГ©s jusqu'ici, Г  dГ©faut on ramГЁnera une bonne histoire. Ressaisis-toi. On y est presque.

Il atteignit l'arcade et s'immobilisa. "Pour une piГЁce de cuivre, pour une piГЁce d'argent," grommela-t-il. Prenant une profonde inspiration, il franchit le seuil et entra dans un couloir au plafond haut, beaucoup plus large que le couloir exigu. Tout Г©tait silencieux et immobile. Trop calme. Trop immobile. Il scruta dans l'obscuritГ© pendant un long moment. Les poils sur son cuir chevelu s'Г©taient dressГ©s alors qu'il fit un pas de cГґtГ© pour laisser les autres passer.

Oriken se pencha pour franchir l'arcade en souriant et s'Г©tira de toute sa hauteur. "Ah, voilГ  qui est bien mieux !"

"Content que tu sois heureux," dit Dagra, "mais pourrais-tu exprimer ta joie avec un peu moins de bruit ?"

"Ah, allez, Dag. L'incident de la cave, c'Г©tait il y a des annГ©es."

"Ouais, parfaitement ! Sept, pour ГЄtre prГ©cis. Et je n'ai pas besoin que tu me le rappelles encore une fois, merci beaucoup."

Oriken railla. "Si tu continues à crier comme ça, tu vas finir par réveiller les morts, sans parler des plafonds qui risquent de s’effondrer et les entrées qui seront bloquées."

Dagra frissonna, serra les dents et lança à Oriken un regard furieux.

"Les mГґmes, Г§a suffit," Jalis les rappela Г  l'ordre. "Gardez vos plaisanteries pour quand on sera de retour sur la lande. Vous pourrez mГЄme plaisanter tout le long du chemin du retour mais essayons de nous comporter comme des sabreurs pendant que nous sommes ici." Elle regarda Dagra. "Je te laisse nous guider."

Il avança avec précaution dans le hall. La flamme de la lampe vacillait alors qu'il la balançait de droite et de gauche pour scruter les alcôves creusées dans les murs à intervalles réguliers. Des ombres tremblaient tout autour d'eux comme des spectres fuyant le halo de lumière. Dans les alcôves ainsi que sur des piédestaux alignés le long du centre du couloir, des assortiments de pierres précieuses captaient la lumière ; il reconnut de l'obsidienne, de la pierre d'étoile, du lapis, des cymophanes, de la pierre de tonnerre et plusieurs autres pierres, jolies mais peu précieuses. À l'arrière de l'une des alcôves, une pierre de soleil veinée de rouge attira son attention. Il s'en approcha pour la regarder de plus près. Le joyau était enchâssé à hauteur de taille au centre d'une dalle de granit allant des genoux de Dagra jusqu'à sa poitrine, deux fois plus grande en largeur, et dont les côtés étaient fermement encastrés dans des piliers d'angle. Il saisit la pierre de soleil pour la déloger mais elle était fermement incrustée dans le granit.

Il y avait des mots et des dates gravГ©s autour de la pierre. Dagra se pencha plus prГЁs mais les lettres gravГ©es Г©taient en himaerien ancien et Г  peine lisible. Secouant la tГЄte, il retourna vers le couloir.

Alors qu'il passait prГЁs d'un piГ©destal central, la lampe illumina des Г©raflures dans la poussiГЁre Г  quelques pas d'eux. Il s'en approcha et s'accroupit pour mieux observer ces traces dans le sol poussiГ©reux. Oriken et Jalis le rejoignirent. "On dirait que nous ne sommes pas les premiers," dit-il.

"Probablement des rats," dit Oriken envers qui Jalis leva un sourcil. "De très gros rats, alors ?" Dagra lui lança un regard désapprobateur. "Bon !" Il haussa les épaules. "Un nargut, alors. Et il y a probablement un terrier quelque part."

"Pas des rats." Il y avait une pointe d'inquiГ©tude dans la voix de Jalis. "Pas un nargut non plus, Oriken, mais merci pour la suggestion. Et, quoi que ce soit, Г§a se dГ©place sur deux jambes. Peut-ГЄtre un cravant. Mais je pense que nous sommes d'accord, c'est peu probable, puisque le cimetiГЁre est fermГ©."

"Moins probable qu'un nargut ?"

Jalis ferma les yeux. "Oublie ce nargut. Je t'en attraperai un plus tard, si tu y tiens. Tu pourras lui nouer une corde autour du cou et le garder comme animal de compagnie en chemin." Puis en plissant des lГЁvres, elle ajouta, "Ces empreintes sont loin d'ГЄtre fraГ®ches, c'est important de le remarquer."

"Tu crois que Г§a date de quand ?" demanda Oriken.

"Г‰tant donnГ© que cette crypte n'a probablement pas Г©tГ© entretenue depuis votre Grand SoulГЁvement... c'Г©tait quand dГ©jГ  ? Au dГ©but du cinquiГЁme siГЁcle ?"

"ГЂ peu prГЁs, oui," dit Dagra qui gardait un Е“il sur les tГ©nГЁbres autour d'eux.

Jalis se releva ; Dagra et Oriken en firent de mГЄme. "Dans ce cas," dit-elle, "il doit y avoir lГ  une couche de poussiГЁre vieille de deux ou trois siГЁcles."

"Ouh la," dit Oriken. "Ces empreintes n'auraient pas Г©tГ© recouvertes de poussiГЁre depuis tout ce temps ?"

"Pas nГ©cessairement. La couche de poussiГЁre dans la crypte n'est pas vraiment Г©paisse, comme celle qu'on trouverait dans une maison aprГЁs le mГЄme nombre d'annГ©es. Ces empreintes pourraient ne dater que de quelques dГ©cennies." Les coins de ses lГЁvres se relevГЁrent en un sourire sans joie. "Dagra, je t'invite Г  prier pour que ce soi-disant joyau funГ©raire soit encore lГ . Orik, toi, tu peux invoquer les Г©toiles et les lunes, si Г§a te fait plaisir. Pour ma part, aprГЁs ce long voyage sinistre au bout de nulle part, j'ai hГўte de mettre la main sur notre trГ©sor. Mais si quelqu'un nous a devancГ©s..."

"Pas de conclusions hâtives," dit Dagra. Moi qui commençais à me faire à l'idée que peut-être on allait le trouver, ce joyau, après tout.

Les piГЁces d'argent de ce contrat leur assureraient des repas chauds et des chopes pleines pour une annГ©e entiГЁre et pour tous les trois. MГЄme la part de Maros en tant qu'Officiel de la Guilde lui rapporterait un petit pactole. Aucun d'entre eux n'avait les moyens de cracher dessus.

Ils reprirent leur progression dans le couloir. Dagra ouvrit la marche, muni de la lampe, en suivant les anciennes traces de pas et vГ©rifiant les alcГґves de part et d'autre. Il examina chacune d'entre elles Г  la recherche du joyau mais elles ne contenaient que des dalles de granit et des pierres de peu de valeur.

"J'ai remarquГ© une chose Г  propos de cette salle," dit Oriken en se frottant la barbe. "Depuis le couloir derriГЁre nous, je n'ai pas vu l'ombre d'une toile d'araignГ©e. ГЂ moins que le plafond lГ -haut n'en soit infestГ© ; heureusement, on n'en voit pas grand-chose et donc nous ne saurons pas."

Dagra regarda Jalis. "Il a raison."

"C'est presque comme si..." le visage d'Oriken semblait plongГ© en pleine concentration.

Dagra s'impatientait. "Oui ?"

Oriken leva les bras en signe d'abandon. "Je ne sais pas c'est presque comme quoi. Quelque chose, sans doute."

"Merci pour ta perspicacitГ©," dit Jalis. "Qui a besoin d'un oracle quand on a Oriken ?"

"Ouais, oublie Г§a." Il abaissa le rebord de son chapeau et ils reprirent leur progression en silence.

Pour Dagra, l'obscurité devenait de plus en plus oppressante et étouffante au fur et à mesure qu'ils avançaient. Il essuya la sueur de son front du dos de la main et tira sur le col de sa chemise déjà desserré. D'ici, le plafond était à peine visible ; quelques lignes grisâtres et des contours que dessinaient la pierre brute et les traverses, mais ce qui l'écrasait plus que ce couloir étroit, c'était cet espace ouvert. La dernière chose qu'il voulait était de se retrouver enfermé du mauvais côté d'une chute de pierres, nulle part où s'enfuir, pendant que les fantômes de personnes mortes depuis longtemps s'échappaient des murs, leurs lueurs fantomatiques s’approchant de plus en plus près...

"Lieu impie," marmonna-t-il en rГ©primant un frisson.

Il Г©tait bien content d'ГЄtre celui qui tenait la lampe. Puis il pensa Г  Jalis qui fermait la marche et, en silence, il admira sa bravoure. De lui faire confiance, Г  lui, pour voir Г  sa place, voilГ  qui Г©tait culottГ© de sa part.

Tu as plus de cran que moi, copine. Je te le concГЁde.

Il avait les yeux baissГ©s sur les dalles de pierre poussiГ©reuses quand quelque chose bougea en bordure de son champ de vision. Il se figea, un hoquet se formant dans sa gorge. La lumiГЁre Г©clairait un amas de formes sombres et tremblantes qui glissaient sur le sol depuis une alcГґve sur la gauche. Il se prГ©cipita sur son Г©pГ©e, ses doigts oubliant ses annГ©es d'entraГ®nement, et son glaive Г©tait dГ©jГ  Г  moitiГ© dГ©gainГ© quand il rГ©alisa ce que ces formes Г©taient ; il poussa un cri de soulagement.

Par les dieux, je n'avais pas besoin de Г§a. Ce n'Г©tait que des dГ©bris, des morceaux de dalle de granit tombГ©s de leur niche, rien qui ne soit accroupi ni Г  l'affГ»t. Juste une illusion provoquГ©e par les ombres et la lumiГЁre. Et par ton imagination, se reprocha-t-il. Les formes n'avaient pas bougГ© d'un pouce.

Comme il s'approchait de l'éboulis, il remarqua avec inquiétude que les traces qu'ils avaient suivies menaient tout droit à cet amas de dalle fracassée. Il jeta un coup d’œil vers Jalis. Elle hocha la tête en réponse à la question muette. Encouragé par son assurance, Dagra avança dans l'alcôve, les fragments épars de granit craquant sous ses bottes. Ses yeux scrutaient l'endroit exigu, attirés par la niche tout au fond, d'où la dalle était tombée. Le vide qu'elle avait laissé révélait un épais tapis de toiles d'araignées. Il se trouvait peut-être des araignées tout au fond, mais il n'y avait aucun moyen de le savoir ; les fils densément tissés semblaient complètement absorber la lumière de la lampe, l'aspirant au-dedans, gardant ses secrets.

Son attention fut attirГ©e par le coin supГ©rieur droit de la cavitГ© oblongue. Une tГўche de moisissure sombre, d'aspect friable, collait au mur, ressemblant Г  la substance qui recouvrait les arbres dans le cimetiГЁre. Au-dessus de la tГўche de moisissure trГґnait un amas de petites poches de couleur claire striГ©s de lignes rouges sombre. Dagra se pencha de plus prГЁs pour inspecter ces curieuses excroissances. D'un doigt, il toucha lГ©gГЁrement la plus grande d'entre elles. Avec un lГ©ger pop, la membrane dessГ©chГ©e se dГ©sintГ©gra dans un petit nuage de poussiГЁre. Il tressaillit en reculant ; une odeur piquante envahit ses narines. Mais le nuage s'Г©tait dГ©jГ  dissipГ©. Il Г©ternua et se frotta le nez avec frГ©nГ©sie. Il recula, jetant un regard sombre sur le nid de toiles d'araignГ©e, les excroissances de moisissure, les dГ©bris dispersГ©s et la poussiГЁre qui avait Г©tГ© dГ©placГ©e.

Quelle maniГЁre de vivre dans l'au-delГ , pensa-t-il, Г©cЕ“urГ© Г  l'idГ©e d'ГЄtre abandonnГ© Г  pourrir dans un trou plutГґt que d'ГЄtre dГ©cemment brГ»lГ© jusqu'aux os. C'Г©tait des sauvages, du temps des Rois, vraiment. Les corps devraient ГЄtre brГ»lГ©s pour que l'esprit soit libГ©rГ© et puisse voyager vers Kambesh.

Les esprits...

Une lГ©gГЁre odeur de moisi dГ©riva de la cavitГ© tapissГ©e de toile. Il frissonna et rejoignit ses compagnons.

"Quelque chose d'intГ©ressant ?" demanda Oriken.

Dagra lui lança un regard sombre. "Rien que tu n'aies envie de savoir."

"Des araignГ©es." Oriken fit une grimace. "Si c'est des araignГ©es, tu n'as qu'Г  le dire, il y a des araignГ©es. Je prГ©fГЁre savoir plutГґt que de ne pas savoir."

"Je n'ai pas vu d'araignГ©es."

Oriken eut l'air sur ses gardes. "D'accord."

"Mais..."

"Mais quoi ?"

"Tu as remarquГ© qu'il n'y a pas une toile ici ?"

Oriken plissa les yeux en anticipant les prochaines paroles de Dagra.

"Je crois les avoir trouvées." Dagra pointa de son pouce par-dessus son épaule. "Elles sont toutes réunies dans ce trou. Du moins, ça en a tout l'air." Oriken grimaça ; Dagra haussa innocemment les épaules. "Eh, c'est toi qui as demandé à savoir."

"Oui, mais il y a une diffГ©rence entre information et trop d'information. Tu ne pouvais pas rГ©sister, hein ?" Oriken pointa un doigt accusateur. "Je te revaudrai Г§a."

Dagra eut un sourire en coin. Les plaisanteries allГ©geaient quelque peu l'Г©tat d'esprit dans lequel il se trouvait.

Dans les dГ©combres, une petite pierre de sang attira son attention. Il se pencha, la ramassa et l'essuya sur son pantalon. C'Г©tait une pierre lisse de forme ovale, d'un vert profond parsemГ© de taches Г©carlates.

Pas de grande valeur mais une jolie babiole. Г‡a ne fait plus partie d'un tombeau, rationalisa Dagra, balayant ainsi le problГЁme moral que son geste occasionnait. Je pourrais demander au forgeron de me l'incruster dans le pommeau de mon glaive. Un souvenir de ce voyage, pensa-t-il sournoisement tout en fourrant la pierre de sang dans sa poche.

"Ces babioles ne valent presque rien," dit-il tranquillement, "mais quel genre de voleur ordinaire laisserait Г§a derriГЁre ? Est-ce que l'un de vous a vu d'autres traces de vandalisme mis Г  part cette dalle cassГ©e ?"

Oriken fronça les sourcils. "Maintenant que tu en parles, eh bien non. Mais si quelqu'un est venu ici, il cherchait probablement ce que nous sommes venus chercher. Peut-être même des sabreurs, d'ailleurs. Tout est possible."

Jalis secoua la tГЄte. "Sauf que personne n'a traversГ© les Terres Mortes depuis des siГЁcles."

"PrГ©tendument," dit Dagra.

Oriken haussa les Г©paules. "Peut-ГЄtre que notre cliente a embauchГ© quelqu'un avant nous et c'est dans ce tombeau qu'ils ont trouvГ© le joyau."

Jalis donna un léger coup de pied dans les décombres. "Cette dalle enchâssait une pierre de la même taille que les autres." Elle lança à Dagra un long regard entendu. "Aucune de celles que nous avons vues jusqu'ici n'est aussi grande que celle que nous cherchons."

Oriken jeta un regard en direction de l'alcГґve. "Peut-ГЄtre que c'est enterrГ© avec le corps et non pas incrustГ© dans une dalle de granit."

Jalis sembla en douter. "Ces gens ont fait tout leur possible pour dГ©corer cet endroit de pierres prГ©cieuses. Pourquoi iraient-ils enfermer ce bijou lГ  ou personne ne le verrait ?"

Dagra secoua la tГЄte et dit Г  Oriken. MГЄme si le joyau Г©tait Г  l'intГ©rieur, toi tu n'as pas vu ce nid de toiles d'araignГ©e. Personne n'y a touchГ©. Et c'est trГЁs Г©pais. Celui qui a dГ©logГ© la dalle n'a pas pris la peine d'explorer plus loin. Ou, si il l'a fait, alors Г§a s'est passГ© il y a vraiment longtemps comme l'a soulignГ© Jalis."

Les yeux emplis d'effroi sous le rebord de son chapeau, Oriken se risqua Г  aller regarder l'alcГґve de plus prГЁs. "Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas ГЄtre allГ© plus loin. Pour cette toile, moi, je romprais le contrat. Essaie de me faire ramper dans un trou plein de toiles d'araignГ©e. C'en est fini. Pas mГЄme pour un sac rempli de dari d'or." Il passa un pouce dans son ceinturon. "Pas pour tout le dari en Himaera. Pas une chance."

"Dieux !" Dagra pГўlit. "J'espГЁre que le joyau n'est pas cachГ© au fond de l'un de ces trous, avec un pauvre cadavre dont le corps a Г©tГ© abandonnГ© Г  la putrГ©faction et l'Гўme vouГ©e Г  l'errance dans les limbes et que nous, nous ayons Г  grimper et fourrager dedans..."

Jalis claqua des doigts sous le nez de Dagra. "ArrГЄte Г§a tout de suite. Tu continues sur ta lancГ©e et je t'aiderai Г  trouver un remГЁde expГ©ditif contre ta phobie."

"Hein ?" Confus, Dagra fronça les sourcils, puis il suivit le regard de Jalis en direction de l'alcôve tapissée de toile d'araignée. Il la regarda de travers et elle hocha de la tête alors qu'il reculait d'un pas. "Tu ne ferais pas ça."

Elle posa un doigt sur ses lГЁvres. "Alors chut, Dag. Tous les deux." Regardant tour Г  tour Dagra et Oriken, elle abaissa les yeux vers les traces de pas dans la poussiГЁre. "Je n'aime pas Г§a mais, je viens de rГ©aliser un truc Г  propos de ces empreintes."

Dagra soupira, "De bonnes nouvelles, pour changer ?"

Jalis lui fit un coup d'Е“il sarcastique.

"Vas-y, crache le morceau."

"Tu avais vu juste quand tu disais que tu n'avais vu aucune trace de vandalisme. Г‡a m'a fait rГ©flГ©chir. Si quelqu'un Г©tait entrГ© ici, il aurait du y avoir deux sГ©ries de traces de pas. Une qui y entre, et une autre qui en sort. Mais, Г  part nos propres traces, je n'en ai vu qu'une."

Un doute envahit Oriken. "Tu penses que celui qui est entrГ© n'en est jamais ressorti ? Qu'il est... mort ici ? Oh ! Tu penses qu'il y a une autre sortie !"

"C'Г©tait ma premiГЁre idГ©e. Mais s'il y a un autre accГЁs, la carte n'en dit rien. Mais lГ  n'est pas la question. Regardez." Elle pointa en direction des dГ©combres et Dagra suivit le mouvement de sa lampe pour Г©clairer l'endroit. "Les traces s'arrГЄtent lГ ," dit Jalis, l'air assombri.

Ce que Dagra avait vu Г©tait juste. Au-delГ , la poussiГЁre n'avait pas Г©tГ© dГ©rangГ©e. Alors qu'un scГ©nario lugubre se faisait jour dans son esprit, il se frotta le menton de son pouce. Il regarda Jalis avec prudence et secoua la tГЄte. "Ne le dis pas."

"Il ne s'agit pas de quelqu'un qui est venu," dit-elle. "Mais de quelqu'un qui en est sorti."

"Il fallait que tu le dises, vraiment ?"

Oriken croisa les bras. "De mieux en mieux."

Jalis haussa les Г©paules, comme Г  regret.

"Pour l'amour des dieux," grommela Dagra. "C'est à mourir de trouille avant même d'avoir trouvé ce maudit bijou. Allez, on continue à chercher." Il pinça les lèvres et sortit son glaive de son fourreau tout en regardant ses compagnons dans les yeux.

Oriken inclina la tГЄte et dГ©gaina son sabre.

Bien qu'elle les gardГўt dans leurs fourreaux, Jalis vГ©rifia ses poignards qu'elle gardait accrochГ©s Г  sa cuisse et Г  sa taille. "D'accord," dit-elle. "Mais savoir Г  quoi nous faisons face ne peut que nous donner un avantage."

Dagra bougonna. "Tu ne diras pas ça quand le seul avantage qu’on aura est que j’ai chié dans mon froc."

Ils poursuivirent leur progression dans la chambre funГ©raire, inspectant rapidement chaque alcГґve en passant, jusqu'Г  ce qu'ils parvinrent finalement au fond de la crypte. Devant eux, une grande dalle rectangulaire en granit Г©tait ancrГ©e dans le sol et dont la hauteur atteignait le haut du chapeau d'Oriken. Une rangГ©e de piГ©destaux Г  hauteur de taille courait le long de chaque mur et sur chacun d'eux reposait une collection de pierres prГ©cieuses recouvertes de poussiГЁre.

Il fut bouche bГ©e quand il dГ©couvrit sa particularitГ© principale. Serti dans le granit Г  hauteur des yeux de Dagra se trouvait un joyau magnifiquement ciselГ© et dont la taille faisait deux fois son poing. Par les Dyades, la vieille Cela ne plaisantait pas. Elle n'a pas exagГ©rГ© non plus.

Une bande d'argent encerclait le bijou, le maintenant fermement dans son châssis de pierre. Les reflets de la lampe à huile scintillaient sur la surface du joyau aux multiples facettes, lançant des reflets roses et verts.

"Douce Khariali," murmura-t-il, invoquant le nom de la dГ©esse primitive des pierres et des mГ©taux.

"Douce Khariali, comme tu dis," lui fit Oriken en Г©cho. "Le voilГ  donc !"

"Il est magnifique," murmura Jalis.

Dagra posa la lampe sur le piédestal le plus proche, repoussant les pierres qui s'y trouvaient pour faire de la place, et fit un pas en arrière. C'était peut-être son imagination, ou la façon dont la lumière se reflétait sur les nombreuses facettes du joyau, mais il semblait en émaner une chaleur, non pas physique, mais plutôt comme une quiétude qui touchait l'âme. Cette pierre avait été placée dans une chambre funéraire mais sa place devrait être ailleurs, tout comme Dagra souhaitait être ailleurs. Il serait heureux de l'emmener avec lui.

"Je m'attendais à quelque chose comme un diamant," dit Jalis avec humilité. Elle avança d'un pas pour toucher la surface anguleuse du doigt. "Mais ceci n'est pas qu'un simple diamant, ou bien je suis une poissonnière."

Elle en a bien le droit, pensa Dagra. ComparГ©s Г  celui-ci, les quelques diamants qu'il avait vu jusque lГ  n'Г©taient que morceaux de verre.

Les mots Ladjie Cunaxa Tjiddarei ainsi que les dates 152 et 225 Г©taient gravГ©s en lettres ornementales au-dessus du bijou. D'anciens symboles Г©taient mГЄlГ©s Г  de l'himaerien ancien et du sosarran ancien et les lettres formaient des cercles concentriques autour du joyau. Dagra supposait que ces mots reprГ©sentaient soit une priГЁre, soit un rГ©sumГ© de la vie de la dame.

"Elle est morte bien avant le flГ©au," remarque Oriken.

"Elle Г©tait probablement la premiГЁre de sa lignГ©e," dit Jalis. "Ou la premiГЁre qui soit devenue importante, en tout cas. Sa place tout au fond de la crypte suggГЁre qu'elle a Г©tГ© la premiГЁre enterrГ©e ici."

"Comment les bГўtisseurs ont su combien de Chiddari il y aurait ?" demanda Oriken. "On dirait que toutes ces alcГґves abritent des tombes. Leur hypothГЁse a Г©tГ© bien menГ©e."

"Je pense que seules les personnes importantes ont leur place dans le caveau familial. Les autres sont probablement enterrГ©s au dehors. Et si on prenait le temps d'inspecter chacune des alcГґves, on dГ©couvrirait peut-ГЄtre qu'elles ne sont pas toutes occupГ©es, mais simplement rГ©servГ©es."

Dagra bougonna. "C'est dommage que la vieille Cunaxa n'ait pas Г©tГ© la derniГЁre a ГЄtre enterrГ©e ici. Г‡a nous aurait Г©vitГ© de traverser toute la longueur de ce maudit endroit."

"Mais je suppose que si elle avait vraiment Г©tГ© enterrГ©e tout proche de l'entrГ©e," dit Oriken, "elle ne serait pas celle qui veille sur le joyau, non ?"

Dagra lui lança un regard glacial avant de reporter son attention sur le joyau. Il montra du doigt un groupe de symboles sculptés dans l'inscription qui entourait le joyau. "Voilà quelques unes des runes qui t'intéressent, Jalis. Comme celles sur mon épée." Il porta la grande lame de son glaive sous la lumière de la lampe, montrant les inscriptions obscures qui couraient sur sa longueur. "Attik quelque chose, non ?"

"Antik rukhir." L'accent sardayen de Jalis donnaient Г  ces mots un ton mystique, accentuant le k Г  la fin d'antik d'un claquement sec de la langue et roulant le r Г  la fin de rukhir. Elle se pencha pour observer les runes de plus prГЁs. "Le langage de l'Г€re Ombrale ne cessera jamais de m'Г©tonner. Il y a eu tant de variations rГ©gionales qui semblent avoir Г©voluГ© complГЁtement sГ©parГ©ment l'une de l'autre et pourtant elles ont toutes maintenu des Г©lГ©ments communs reconnaissables. On parle lГ  d'il y a des milliers d'annГ©es, avant que les premiГЁres chaloupes n'aient traversГ© le DГ©troit de Feu, pourtant antik rukhir Г©tait aussi rГ©pandu en Himaera que sur le continent de Sosarran. Et Г§a date d'avant toutes les anciennes tribus."

Oriken haussa les Г©paules. "Qui s'en soucie ? C'est ce que j'avais dit quand tu as vu les runes sur l'Г©pГ©e de Dagra la premiГЁre fois. Bien sГ»r, c'est une arme singuliГЁre, mais pourquoi s'exciter Г  propos d'une langue morte ?"

"Je me demande quel trГ©sor est le plus grand," soupira Jalis avec un sourire sarcastique. "Le joyau ou ta perspicacitГ© lГ©gendaire."

"Tout ce que je dis, c'est qu'on a le joyau et qu'il vaut beaucoup plus que ce que Cela Chiddari nous donne. MГЄme moi, je le vois."

"Nous sommes tous d'accord que nous avons trouvГ© une petite fortune," dit Dagra, "mais qui a les moyens de nous payer ce que Г§a vaut vraiment ? Certainement personne que je connaisse. Cinq cents dari d'argent, tout de mГЄme."

Jalis approuva d'un signe de la tГЄte et jeta un coup d'Е“il Г  Oriken. "De plus, nous sommes liГ©s par le code. Orik lui-mГЄme ne peut ignorer les rГЁgles de la guilde."

Oriken ajusta son chapeau. "Bien sГ»r que non. Loin de moi cette idГ©e. Mais est-ce que ces rГЁgles avaient prГ©vu comment extirper un bijou prГ©cieux enchГўssГ© dans un solide morceau de granit ? Je prГ©fГ©rerais livrer l'objet entier, si possible." Dagra haussa les Г©paules et regarda en direction de Jalis, qui secoua la tГЄte. "Je veux dire," poursuivit Oriken, "ce n'est pas comme si on avait un marteau et un ciseau, n'est-ce pas ?"

Jalis se le reprocha Г  voix basse. "En rГ©trospective, voilГ  un oubli."

"Alors, comment on le dГ©loge de lГ  ?"

"Avec nos lames." Dagra pointa en direction des poignards que Jalis portait Г  sa ceinture. "Les tiens feraient trГЁs bien l'affaire, copine."

Jalis rigola. "Tu plaisantes ? Je ne vais pas abîmer mes lames sur ce bijou, peu importe la valeur qu'il a." Elle tapota le poignard à lame noire à sa hanche ainsi que celui plus fin en argent sur sa cuisse. "Dusklight et Silverspire sont plus que des armes ou des outils. Ce sont des œuvres d'art, elles sont irremplaçables."

Dagra soupira et rengaina son glaive. "D'accord. Laissez-moi m'en occuper." Il fit signe Г  Oriken de se retourner. Oriken obtempГ©ra et Dagra dГ©fit la poche latГ©rale de son sac Г  dos, fouilla Г  l'intГ©rieur et en sortit le couteau de chasse Г  lame courte.

"Celui-ci ne porte pas de petit nom fantaisiste," dit Dagra Г  Jalis tout en levant un sourcil. "C'est un bon vieux morceau d'acier qu'Orik possГЁde depuis notre enfance."

"En fait, je lui ai donnГ© un nom," dit Oriken, une lueur dans l'Е“il. "Je l'ai nommГ© Akantu, du nom du patron des viles crГ©atures."

"Non," dit Dagra. "Rien de tout Г§a. Et tu ne devrais pas te moquer des dieux, encore moins au fond de cette crypte."

Oriken railla. "Les patrons ne sont pas des dieux. Ce sont des hommes et des femmes, pas diffГ©rents de... eh bien, pas diffГ©rents de moi, ni de Jalis." Il fit un grand sourire Г  Dagra.

"Va te faire voir," lui offrit Dagra.

Il plaça la pointe de la lame recourbée dans l'interstice entre le granit et l'anneau d'argent et appliqua un mouvement de levier, progressant prudemment sur le pourtour du bijou.

"Ne glisse pas," dit Oriken.

"Je doute que ton couteau n'entaille le joyau," dit Jalis. "C'est pour Г§a que je ne veux pas Г©mousser mes armes dessus. Г‡a m'a l'air plus dur que le diamant."

Le cЕ“ur de Dagra battit la chamade lorsque le couteau de chasse glissa sur l'anneau d'argent. Sa pointe acГ©rГ©e dГ©rapa sur le joyau avec un crissement aigu.

"Par les pierres de Cherak, Dag !" dit Oriken. "Est-tu en train d'essayer de dГ©truire notre rГ©compense ?"

Dagra gonfla ses joues et laissa Г©chapper un long souffle pour calmer ses nerfs. Il pensait avoir endommagГ© le trГ©sor mais il n'y eut pas la moindre Г©gratignure, sur aucune des facettes anguleuses de l'objet.

Jalis soupira. "Merci d'avoir confirmГ© mes doutes, Dagra," dit-elle platement. "Je crois que c'est maintenant Г©tabli."

La main de Dagra tremblait lГ©gГЁrement lorsqu'il rГ©insГ©ra la pointe de sa lame dans la rainure. Il fit tourner la lame de ci et de lГ  et le crissement de l'acier contre la pierre se fit entendre dans tout le couloir.

"Vous croyez qu'il y a de la magie ?" demanda-t-il.

Oriken Г©clata de rire. "Ne sois pas ridicule."

"Peut-être qu'il y a des incantations gravées dessus. Vous vous souvenez de cette fille à je-sais-plus-où ?" Dagra fronça les sourcils pour essayer de s'en souvenir. "Celle que Maros a sauvée ?"

"Je ne dirais pas qu'il est venu Г  son secours," dit Oriken. "Elle Г©tait poursuivie par un essaim d'abeilles."

"Dag a raison," dit Jalis. "Cette fille a transformГ© un chГЄne en arbrisseau."

"C'est ce qu'on nous a dit."

Dagra se raidit. "Eh ben, après ça, ils l'ont expédiée dans l'Arkh, il y a du y avoir un brin de vérité dans tout ça." Le joyau commençait à se détacher.

Oriken renifla. "Si je l'avais vu de mes propres yeux, je l'aurais cru. Je ne prends pas tout ce que j'entends pour vrai."

"Je sais." Dagra soupira.

"C'Г©tait une feyborn, Orik," dit Jalis Г  voix basse. Dagra pouvait sentir son souffle sur son cou pendant qu'elle le regardait travailler. "Dis ce que tu veux sur tout ce que tu veux mais je peux t'assurer que les feyborn existent."

Oriken ne rГ©pondit pas et la conversation cessa. Dagra travaillait, tout comme son imagination. Dans son esprit, il revit la cavitГ© remplie de toiles d'araignГ©e. Quelque part derriГЁre ce mur de soie gisait un parent dГ©crГ©pit de leur cliente. Et derriГЁre la dalle sur laquelle il s'activait reposaient les os du plus ancien de leurs ancГЄtres, Cunaxa.

Un squelette Г  l'heure qu'il est, se rassura-t-il. Rien que des os. Pas de quoi avoir la frousse. Il imprima Г  la lame un mouvement d'avant en arriГЁre et, avec une derniГЁre torsion, le joyau funГ©raire se dГ©logea de la pierre...

Des orbites remplies de toile d'araignГ©e Г©taient fixГ©es sur lui. Dans une horreur muette, il fut comme hypnotisГ©. L'anneau du joyau encerclait Г  prГ©sent les traits affaissГ©s de Lady Cunaxa Chiddari recouverts de fils de soie et elle le regardait depuis le trou. Sa peau Г©tait tendue sur son crГўne, comme du cuir bouilli, avec des touffes de cheveux colmatГ©es sur sa chair momifiГ©e. Ses sourcils et ses pommettes Г©taient couvertes de croГ»tes rugueuses et son horrible bouche sans lГЁvres lui faisait un rictus, comme si elle Г©tait ravie de sa compagnie aprГЁs ces longs siГЁcles de solitude. Ses dents noircies semblГЁrent bouger et s'Г©carter. HorrifiГ©, Dagra regarda alors que les fils de soie se dГ©chirГЁrent et que la mГўchoire s'abaissa grande ouverte, puis celle-ci glissa derriГЁre la dalle et tomba sur le sol dans un chtonk assourdi.

"Ah !" Dagra sauta en arrière, invoquant le nom des Dyades dans l'espoir qu'elles l'emportent loin de cet endroit impie et l’emmènent sur la lande. De la bile lui monta à la gorge alors qu'il arracha ses yeux de ce crâne desséché.

"Ce n'est qu'un cadavre, Dag," dit doucement Jalis.

"Г‡a a bougГ© !"

"Tu as du le faire bouger, c'est tout."

Sa bouche se remplit de salive. Il dГ©glutit. "Ouais. Rien qu'un cadavre. Bien sГ»r. Un cadavre, bien sГ»r !" Il Г©mit un rire, bref et hystГ©rique. Surprenant le regard amusГ© de ses amis, il s'Г©claircit la gorge et se calma.

Le joyau était dans les mains d'Oriken. Il le tint à hauteur des yeux et l'observa, indifférent au macchabée qui les regardait. Jalis s'empara de la lampe posée sur le piédestal et l'éleva à la hauteur de l'épaule d'Oriken. La lumière étincelait sur les facettes du joyau. La face avant était circulaire, l'anneau d'argent serti fermement sur son pourtour semblant forgé dessus. De côté, l'objet était plus plat mais renflé en son centre autour d'un noyau de teinte sombre qui se brisait en prismes à la lueur de la lampe. La tâche noire évoquait pour Dagra les œufs aux jaunes noircis d'un balukha du soir, ou à une tâche d'encre prise dans une sculpture de verre. Il réévalua son estimation de la valeur esthétique du joyau.

Oriken brossa l'arriГЁre du bijou de sa main. Son visage montrait du dГ©goГ»t. "On nettoiera Г§a plus tard. Il y a un peu de son visage collГ© dessus."

L'estomac de Dagra se souleva et ses genoux flГ©chirent. Il s'agrippa au piГ©destal prГЁs de lui.

Jalis ouvrit son sac Г  dos et donna une couverture Г  Oriken. Elle maintint le sac ouvert pendant qu'il enveloppait le bijou et le fourra Г  l'intГ©rieur. Puis elle resserra la corde et fit un nЕ“ud, attacha les courroies et enfila le sac sur son dos.

"J'espГЁre que c'Г©tait ta couverture et pas la mienne," lui dit Dagra. Comme il relГўchait le piГ©destal, ses yeux se posГЁrent sur la tГЄte sans yeux, sans nez, et Г  prГ©sent sans mГўchoire, de Cunaxa. Alors qu'il jetait Г  l'ancГЄtre des Chiddari un regard noir, la tГЄte bougea Г  nouveau.

"Douce mГЁre des prophГЁtes ! Ne me dites pas que j'ai vu ce que je viens de voir !" La tГЄte Г©tait inclinГ©e, comme un enfant attentif qui voulait savoir ce qu'Г©tait tout ce grabuge.

"Tu peux lГўcher mon bras, Dagra," dit Jalis.

Il marmonna des excuses et tituba vers le mur, s'appuya contre le mur et vomit. Quand il eut finit, il essuya sa barbe de sa manche et se retourna pour voir Jalis et Oriken qui l'observaient, leurs visages semblant de cendre dans la lueur de la lampe.

Dagra se força à rire. "Ah, je ne sais pas d'où ça m'est venu." D'un geste de la main, il refusa le mouchoir que Jalis lui offrait. "Non. Ça va aller, vraiment. Juste un..." Il pouvait sentir le cadavre qui le regardait mais maintint toute son attention fermement sur Jalis. "Nous avons ce que nous sommes venus chercher. Fichons le camp d'ici. Pas de raison de s'attarder, n'est-ce pas ?"

Jalis acquiesça et se retourna pour partir mais Oriken mit une main sur son épaule. "Pourquoi ne nous faisons-nous pas un peu plaisir en partant ?" D'un geste de la main, il désigna les piédestaux et les alcôves où des pierres précieuses chatoyaient dans l'ombre. Alors que Jalis soupesait sa proposition, il insista. "On devrait au moins prendre celles sur les piédestaux pour notre cliente, puisqu'ils font manifestement partie du lot avec le joyau. Non ? Après si elle n'en veut pas..." il haussa les épaules.

Jalis n'eut pas l'air convaincu.

"Tais-toi et avance," dit Dagra. Il prit la lampe des mains de Jalis et s'engouffra dans le couloir ; ses amis lui emboГ®tГЁrent le pas, suivant la seule source de lumiГЁre.

"Le contrat ne fait Г©tat que du joyau," dit Jalis. "Si nous prenons autre chose, Г§a pourrait ГЄtre considГ©rГ© comme sacrilГЁge."

Dagra profГ©ra un juron. "Tout cet endroit est un sacrilГЁge."

Oriken railla. "Pourquoi est-ce acceptable de voler le plus grand des trГ©sors et pas ceux plus petits ?"

"Eh," dit Jalis, "ce n'est pas moi qui ai dГ©fini les rГЁgles."

Oriken soupira. "C'est pas comme si Dagra n'avait pas empochГ© une pierre."

"Oh, fais pas l'enfant !" Dagra se retourna d'un coup. "SГ©rieusement ? C'est une babiole sans valeur ! Un joli caillou qui vient d'une tombe pillГ©e !"

Jalis grogna entre ses dents. "C'est ce que tu penses, Dag, ou c'est ce que tu espГЁres ?"

"Ne commence pas avec Г§a. Pas maintenant. Allez, on rentre, la richesse et un bain chaud nous attendent."

"Aucune contestation lГ -dessus," dit-elle. "Orik, les tombeaux dans cette crypte appartiennent aux ancГЄtres de notre cliente. Si nous dГ©rangeons ne serait-ce que l'un d'entre eux - et la plupart semble de peu de valeur en comparaison, comme l'a fait remarquer Dagra - ce serait voler Cela elle-mГЄme, indГ©pendamment de nos intentions, aussi bien motivГ©es qu'elles puissent ГЄtre." Elle regarda Oriken attentivement. "Dagra a trouvГ© sa pierre dans des dГ©combres ; il peut la garder mais on laisse le reste."

"C'est toi le patron," dit Oriken en poussant un soupir. "Et la citГ© ?"

Jalis aspira l'air entre ses dents serrées et lui lança un regard de côté. "Nous parlerons de ça après avoir quitté le cimetière. Nous avons déjà perdu plus de la moitié la journée."

Oriken la regarda un moment mais garda le silence. Leur conversation retomba dans le silence alors qu'ils revenaient sur leurs pas le long du couloir.

Dagra se fichait de cette pierre de sang qu'il avait ramassГ©e. Ses pensГ©es Г©taient tournГ©es vers le joyau funГ©raire qui allait leur rapporter une vГ©ritable petite fortune. Mais, plus que cela, il pensait Г  la matrone de la crypte, Г  son regard sans yeux qui les regardait partir de son lieu de repos.

BientГґt, le trou de la sГ©pulture profanГ©e se profila. Les traces de pas, Г  prГ©sent recouvertes des empreintes de Dagra et de ses compagnons, menaient de la dalle cassГ©e vers l'escalier...

Afin de distraire son imagination fertile, Dagra dit, "Orik a raison sur un point, quand mГЄme. C'est discutable que nous puissions profaner une tombe parce que Г§a fait partie d'un contrat et qu'en dehors de ce contrat, ce soit rГ©prГ©hensible." Il Г©mit un rire sec et fouilla dans sa poche Г  la recherche de la pierre de sang. "Vous savez quoi ? Je n'en veux mГЄme pas de cette camelote. Je pensais que Г§a aurait l'air joli sur mon glaive mais avec les sous que nous allons gagner, je pourrais mГЄme acheter les tГ©tons scintillants de Khariali si je le voulais."

"Vaut mieux les tГ©tons de Khariali, plutГґt que les cailloux de Cherak," plaisanta Oriken.

D'un coup de poignet, Dagra balança la pierre de sang dans les ténèbres et écouta son écho retentir dans le couloir.

"Dag," Г  cГґtГ© de lui, Jalis lui fit un sourire. "Je n'ai pas dit que les autres cryptes dans le cimetiГЁre n'en valaient pas la peine, juste la crypte Chiddari. Tout cet endroit a dГ©jГ  Г©tГ© ravagГ© par une dГ©esse et abandonnГ© depuis des siГЁcles. Quelques petits mortels ne peuvent pas le profaner plus qu'il ne l'a dГ©jГ  Г©tГ©."

Dagra lui rendit son sourire, bien que le sien soit plus pГўle. "C'est vrai. Mais je ne suis pas sГ»r que Г§a m'intГ©resse. C'est pas comme si on avait emmenГ© des mules ; il nous faudrait trimbaler nous-mГЄmes tout ce qu'on aura trouvГ© Г  travers toute l'Г©tendue du Plateau de Scapa et une partie de Caerheath. Merci, jeune fille, mais non. Je veux juste m'en aller de cet endroit maudit, mort et poussiГ©reux et respirer l'air frais, ravagГ© ou pas."

Oriken marmonna alors qu'il marchait derrière eux, mais était-ce par approbation ou pas, Dagra ne put le dire et s'en fichait complètement. Il se força à penser à leur voyage de retour, et à passer le reste de l'année aux environs de la Folie de l'Aulne, sans plus de contrats longs et compliqués, sans lieux lugubres et souterrains, et sans plus de cadavres.

Dieux, pensa-t-il. S'il vous plaГ®t, plus de cadavres.


Chapitre Dix

Intrus






Dagra souffla dans le col de la lampe pour Г©teindre la flamme, puis il la passa Г  Jalis. Avec un soupir de soulagement, il franchit le seuil de la crypte Chiddari et retrouva le sinistre cimetiГЁre. L'orbe rouge de Banael se devinait derriГЁre un ciel d'Г©pais nuages, son ventre plus proche de l'horizon que Dagra n'aurait prГ©fГ©rГ©. Il posa sur la statue de Cunaxa un regard sombre.

Eh bien, madame, pensa-t-il. Vous Г©tiez d'une grande beautГ© autrefois, sauf que j'ai vu votre mГўchoire tomber.

De fins petits filets de brume s'Г©chappaient des crevasses du sol assГ©chГ©. Ils s'enroulaient et Г©treignaient les socles des pierres tombales recouverts de moisissure et rampaient le long des chemins en ruine. La brume se propageait sous ses propres yeux.

"Combien de temps avons-nous passГ© lГ -dedans ?" demanda Oriken dont les yeux plissГ©s Г  l'ombre de son chapeau fixaient le soleil bas.

"Des heures," rГ©pondit Jalis.

"Г‡a n'a pas semblГ© si long."

"Peut-ГЄtre pas pour toi," rГ©torqua Dagra.

Oriken tourna son attention sur la citГ©, gonfla les joues et laissa Г©chapper un long sifflement. "Il doit y avoir une montagne de trГ©sors lГ -bas. Le chГўteau seul doit dГ©tenir une fortune. On pourrait s'abriter dans un des bГўtiments pour la nuit. Г‡a Г©tГ© abandonnГ© pendant des siГЁcles ; je doute que l'un des propriГ©taires s'en formalise."

"Allons, Orik," dit Jalis. "Es-tu un homme ou une pie voleuse ? N'oublie pas que nous avons une trГЁs longue marche Г  travers les marГ©cages jusqu'aux premiers signes de civilisation, et encore deux jours de voyage avant d'atteindre la Folie de l'Aulne. Je ne me sens pas de transporter un lourd trГ©sor pendant des centaines de kilomГЁtres d'un terrain minГ© de marais, de monstres et peut-ГЄtre pire encore que ceux que nous avons croisГ©s en venant."

"Je ne parle pas de lester nos poches et nos sacs, juste une poignГ©e en guise de souvenir. Г‡a ferait pas de mal."

Pendant un court instant, Dagra se surprit Г  peser le pour et le contre. Il Г©tait sincГЁre quand il avait dit Г  Jalis que Г§a ne l'intГ©ressait pas de piller des pierres de peu de valeur, mais en regardant en direction de la grande citГ©, il Г©tait difficile de penser qu'elle ne renfermait pas de trГ©sors plus riches. Il devait y avoir des piГЁces d'argent de partout. Et des bijoux avec de prГ©cieux diamants et des saphirs, et des Г©meraudes, et des rubis. Ou des armes, comme son glaive ancien ; les Г©pГ©es courtes Г  lame large n'Г©taient plus forgГ©es depuis le Grand SoulГЁvement, et s'il y avait un endroit oГ№ il pouvait y en avoir, c'Г©tait bien Lachyla.

J'aimerais bien un deuxiГЁme glaive, pensa-t-il, mais pas tant que Г§a. Aussi Г©prouvant que Г§a l'ait Г©tГ©, Г§a n'avait pas Г©tГ© aussi horrible qu'il ne l'avait imaginГ©. Peut-ГЄtre demain, quand il fera plein jour...

Il secoua la tête pour chasser la tentation et fronça les sourcils en remarquant la brume grandissante. "Nous devrions nous mettre en route avant que ce truc ne devienne un problème."

"Mais, écoutez—"

Jalis mit Oriken en garde d'un regard. "J'ai dit qu'on en discutera plus tard, et on en discutera plus tard. Pour l'instant, Dagra a raison. On retourne Г  la herse." Surprenant Oriken qui regardait le Litchgate au loin, sГ©parant le cimetiГЁre de la citГ©, elle pointa son doigt vers le nord en direction de la lande. "Cette herse."

Ils se mirent en chemin sur l'étroit sentier qui partait de la crypte Chiddari vers l'Allée des Morts-Vivants. Pendant qu'ils avançaient, Oriken était plongé dans un monologue sur les sortes de trésors qu'ils pourraient découvrir dans le château. Il était en pleine énumération lorsque Jalis l'interrompit brusquement et leva la main en signe d'arrêt.

"Qu'est-ce qu'il y a ?" demanda Oriken.

"Dis-moi," dit-elle. "Sommes-nous bien sГ»rs que la citГ© est dГ©serte ? Les citoyens de Lachyla sont-ils bien morts pendant le flГ©au ?"

"Hein ? Bien sГ»r. MГЄme ceux qui ont pu s'Г©chapper sont morts depuis longtemps maintenant. Pourquoi tu demandes Г§a ?"

Jalis regardait au-delà de l’épaule de Dagra vers le cimetière recouvert de brume. "Donc, tu me dis que nous trois, sabreurs intrépides, sommes les seules personnes présentes ici ?"

Dagra fronça les sourcils. "Je connais cette intonation, copine, et ce n'est jamais bon signe. Si tu as quelque chose à dire, dis-le. Sinon—"

Le visage de Jalis se figea. "Je me demandais juste pourquoi l'heure des visites a sonnГ© dans li Gardine dessa Mortas."

"Je n'ai aucune idée de ce que—" Réduit au silence par l'expression de Jalis, Dagra suivit la direction vers laquelle son doigt pointait. Oh, dieux, pensa-t-il. Non...

De frêles silhouettes émergeaient de la brume et se déplaçaient comme sans but entre les tombes. D'autres se matérialisaient au loin dans la brume et elles se confondaient avec les silhouettes des arbres noircis et des pierres tombales. L'une d'entre elles se trouvait plus près – Dagra l'avait vue mais l'avait prise pour un arbre tordu. Elle oscillait dans la brise, ses membres squelettiques tendus devant elles comme des branches.

"S'il vous plaГ®t," murmura Oriken en regardant ces formes sinistres, "dites-moi que quelqu'un a organisГ© une visite guidГ©e et a oubliГ© d'en parler."

Le mГ©tal des poignards de Jalis crissa quand elle dГ©gaina. "Je crains que non."

"Que sont ces choses ?" demanda Oriken.

Alors que Dagra regardait ces apparitions, les remarques de Jalis lui revinrent Г  l'esprit : ces empreintes ne se dirigeaient que dans une seule direction. Il avait supposГ© que quelqu'un Г©tait entrГ© dans la crypte, mais si...

"On y va," dit-il. "Maintenant."

Il s'élança au pas de course le long du chemin, Jalis et Oriken sur ses talons. La brume s'épaissit vite en un brouillard envahissant et les nuages au-dessus semblaient faire de même, obscurcissant le début de soirée en un crépuscule artificiel. D'autres silhouettes arrivaient depuis les confins du cimetière, marchant lentement, mais résolument, vers l'Allée des Morts-Vivants.

Devant eux, en bordure du chemin, une main dessГ©chГ©e s'agrippa au mur d'une crypte et une forme grotesque apparut. Ce qu'il Г©tait restГ© de ses vГЄtements ne faisait plus qu'un avec le corps ravagГ© dont la chair vieillie par le temps flottait avec le tissu. Le visage Г©maciГ© se tourna vers Dagra. Ses lГЁvres ratatinГ©es et ses gencives noircies aux dents cassГ©es s'ouvraient en un cri silencieux.

Il ralentit ; la créature avança vers lui d'un pas hésitant. Les rayons de Banael percèrent les nuages pendant un court instant et éclairèrent le visage décomposé, ce qui en accentua les sombres cavités. Le cadavre leva une main pour se couvrir le visage. Il vacilla dans la lumière du soleil mais poursuivit sa lente marche.

"ChГЁre et douce Aveia," souffla Dagra. "C'est un mort. Ce sont tous des morts. Dieux misГ©ricordieux, Cunaxa Chiddari avait vraiment bougГ© ! Je le savais ! Elle avait bougГ©, et nous Г©tions lГ  Г  bavarder !"

Oriken arriva Г  son cГґtГ© et lui saisit le bras avec force. "ArrГЄte Г§a, Dag ! ArrГЄte de le regarder. Et sers-toi de ton Г©nergie pour courir au lieu de dГ©blatГ©rer." Il reprit sa course, ses longues jambes l'emportant rapidement le long de l'AllГ©e.

La perspective de se retrouver Г  l'arriГЁre fut suffisante pour propulser Dagra hors de son accГЁs de panique et le pousser en avant. Il dГ©tacha ses yeux du cadavre qui le fixait du regard et activa ses jambes courtaudes. Jalis le rattrapa et courut Г  ses cГґtГ©s.

"Les morts de Lachyla," haleta-t-il entre deux respirations, "sont censГ©s rester Г  Lachyla."

"Les morts sont censГ©s rester morts," dit Jalis. "Mais si tu as raison, nous le saurons bien assez tГґt."

Les crГ©atures arrivaient maintenant de partout. Un gГ©missement guttural se fit entendre provenant de ceux qui Г©taient le plus prГЁs ; c'Г©tait comme un soupir, crГ©pitant, humide comme un liquide Г©pais que l'on versait sur des feuilles dessГ©chГ©es. De plus en plus de cadavres se joignirent dans un chЕ“ur Г©pouvantable et le bruit s'intensifia. En quelques instants, le cimetiГЁre rГ©sonna du murmure persiflant de ses habitants.

Le pas de course d'Oriken le mena rapidement au bas du chemin, tout droit vers un groupe de macchabées. Comme il sauta au-dessus d'une pierre tombale, son chapeau se souleva de sa tête. Il l'attrapa dans les airs et, tout en maintenant sa course, il le replaça fermement où il devait être, sans même faire une pause.



































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